Le Pas de l'Ours: aux origines du nom de ce lieu

Publié le 04 janvier 2011 par Danielle
Quelle est l’origine du nom Pas de l’Ours ?  La question posée par Christophe sur ce blog ensuite relayée sur le forum Lens.ch a incité Gérard Rey à se lancer dans des recherches historiques. Nous vous invitons à découvrir ci-après ses réflexions, au sortir de sa quête dans les archives.

Situation générale
De la route du pont du Diable (voir carte ci-après), l’ancien chemin monte aux Plans-Mayens, à travers la forêt. Il longe, à droite, une clairière «La Cômba di Tsova», traverse les vestiges du bisse du Rho pour arriver à l’hôtel de la Dent-Blanche.
A la hauteur de la Cômba di Tsova, un sentier part à gauche et après quelques centaines de mètres aboutit dans une clairière, «La Séïna di Mozons». A l’extrémité nord  de cette clairière, une croix signale  Le Pas de l’Ours, passage taillé dans un escarpement rocheux et qui s’avance dans la forêt du Tzan en direction du Rawyl.
On peut aussi rejoindre ce passage en montant en ligne droite depuis les dépôts communaux, près du Pont du Diable.

Remarque: Les deux clairières Cômba di Tsova (la combe des chevaux) et Séïna di Mozons (le souper des génisses) qui étaient, il n’y a pas si longtemps, bien plus grandes et recouvertes d’une herbe abondante, sont de plus en plus envahies par la forêt. Ne serait-il pas légitime de lutter contre cette transformation de la prairie en forêt? Dans l’histoire de la paysannerie locale, ces deux clairières ont joué leur rôle et gardent dans l’esprit des plus anciens un aspect pittoresque et sentimental.
Pas de l’Ours  = Pachiou dè l’Orch  =  Passage de l’Ours
Des ours, nombreux, ont vécu dans notre région. On trouve leur présence dans des écrits communaux. Ainsi,  la commune de Lens publie  ceci, le 10 décembre 1751
Arrêté concernant les animaux: 
Défense d’attacher, de lâcher dans les propriétés du quartier de Lens, mulets, bœufs et ânes, à partir de l’Angelus du soir jusqu’au matin, sous peine d’une amende d’un fichelin de froment,  pour éviter des dommages qui peuvent arriver aux animaux par suite d’incursions de bêtes fauves, ours, loups, rapaces.

Dans sa remarquable «Description du Département du Simplon ou de la ci-devant République du Valais», en 1812, Hildebrand Schiner mentionne:
«L’ours est trop connu chez nous pour en faire ici une description; seulement dirai-je, qu’il est dangereux pour les troupeaux dans la montagne.»

Il est donc probable que des ours aient franchi ce passage et qu’on l’ait dénommé Pas de l’Ours.
(voir la légende de Claudy des Briesses: Le Pas de l’Ours)
Pas de l’Ours = Pachiou dè l’Orch = Passage du Bernois
Dans son «Dictionnaire du patois de l’Ancien Lens», René Duc, éminent connaisseur de la vie locale et du patois, définit le terme Pachiour par passage, col et traduit ce Pachiou dè l’Orch en Passage du Bernois.
A plusieurs reprises, les soldats de l’Oberland bernois ont franchi le Rawyl pour secourir les  de la Tour ou les Seigneurs de Rarogne. L’histoire de la bataille qui a vu la victoire des Lensards contre les Bernois au Pré de la Bataille et à Pra Recoula a été répétée de génération en génération. Le récit de ce combat comporte plusieurs versions.
Une première raconte que lors de leur attaque, les Bernois ont été surpris par la résistance, la fougue et la riposte des Lensards et se sont enfuis sans demander leur compte.
Une deuxième décrit que dans leur fuite, les Bernois se sont débarrassés de leurs pelisses au lieu-dit Les Pellouches (Pra Peluchon) et ont conclu un traité de paix aux Essampilles (ce qui est incohérent).
Enfin, une troisième version est celle que rapporte Christophe, soit, lors de la fuite du contingent,  l’abandon de la bannière bernoise  sur le lieu, désigné par la suite de Pachiou dè l’Orch  = Passage du Bernois.
A l’image de nombreux faits historiques, la tradition orale, au cours des siècles, a transformé cette bataille de Pra Recoula en légende.
Il n’en reste pas moins certain qu’un combat s’est déroulé dans cette région, de même que des villages de l’Ancien Lens ont été incendiés par les Bernois, en 1419.
Donc, le Pachiou dè l’Orch peut aussi se traduire par Passage du Bernois.

Cependant, un point important me tarabuste. Par où sont venus les Bernois pour déboucher au Pas de l’Ours et fondre sur les Lensards à Pra Recoula?
Par le Rawyl, puis le «chemin de la montagne», me direz-vous! Mais, à cette  époque, le «chemin de la montagne» n’existait pas.
Le chemin conduisant  aux alpages de dedans (Vatzeret, Mondralèche, Err) et à Ravouin remontait le cours de la Lienne en passant par sept ponts. Plusieurs traités sont signés entre Lens et Ayent concernant le chemin, les ponts, les bois des deux côtés de la Lienne. Par une convention du 3 juin 1545, Lent doit «entretenir le pont de l’Ertenze ainsi que les ponts et chemin en aval et Ayent est chargé de l’entretien des ponts et chemins dès le pont de l’Ertenze en amont jusqu’à Ravouin» Ce chemin est appelé aussi chemin des Barmes.
Ce passage était très fréquenté: les Valaisans et Bernois échangeaient leurs produits par le Rawyl. Lens et Ayent exportaient des fruits, des légumes, du blé et surtout du vin. De la Lenk, on importait du bétail de boucherie, du drap, des tissus  et des objets de boissellerie.
Vers les années 1775, Lens manifeste le désir de construire un chemin menant aux  alpages, sur son territoire, à partir de Crans. Mais, le 21 avril 1779, le grand-châtelain d’Ayent, François-Emmanuel Barberin, écrit au châtelain de Lens qu’Ayent s’oppose à ce que Lens construise un autre chemin que celui des Barmes.
Mais, face aux difficultés de se rendre aux «montagnes de dedans», la construction d’un nouveau chemin devient une priorité pour le maire de Lens Ignace Briguet. (maire, ainsi désigné car le Valais est devenu Département du Simplon).
En 1812, il soumet un projet et un devis au Préfet du Simplon:
Entreprise de l’ouverture du chemin neuf des montagnes de Lens
Pour le prix de francs 4'300, en argent, en 1813
Sous l’empire français de Napoléon 1er
Commune de Lens, divisée en sections.

Dans l’adjudication de ce travail, l’entrepreneur Laurent Mosca d’Italie, s’engage de terminer la construction du chemin pour la fin du mois de juin 1813.
«Il s’oblige à faire les travaux de rocher depuis l’entrée du Pas de l’Ours jusqu’aux mayens du Pra de Taillour, de la largeur de deux mètres, ce qui exige un escarpement de 2000 m3 de rocher qu’il faudra miner. »
La bienfacture de ce travail reconnue le 12 septembre 1816 par les autorités lensardes, le président Barthelémy Bagnoud d’Icogne, François Gindre, ancien grand procureur de Lens, le châtelain Augustin Romailler de Chermignon et François Bagnoud, ancien grand procureur de Montana,  a exigé 1202,5 journées de travail, exécutées par 35 ouvriers, la presque totalité d’étrangers à la commune et payés entre 12 et 20 batz, soit de 1.80 à 3 fr.
La dépense totale s’est élevée à 5'020,18 francs de France.
Nos ancêtres ont imploré la protection divine des usagers de ce «chemin neuf des montagnes» en élevant une croix au Pachiou dè l’Orch en 1818. En 1972, une nouvelle croix a été posée à une vingtaine de mètres de  l’ancienne croix qui, elle, a été enlevée, il y a une quinzaine d’années.
En 1838 et 1839, de nouvelles conventions sont approuvées par la commune de Lens et des mineurs italiens pour entreprendre des travaux de réparation et de minage au «chemin des montagnes de Lens».
Enfin, un chemin  forestier est construit en 1924, dans la forêt du Tzan entre  «Le Passage du Pas de l’Ours et  le Grèpé dè la Pôoussa (rocher de la poussière)».
C’est en 1837 seulement qu’Ayent a tracé le chemin muletier sur «les hors du Rawyl» par Lutaret.
Donc, par quel chemin sont venus les Bernois, puisque le chemin du Pra de Taillour au Pas de l’Ours n’existait pas ?

A la suite de discussions avec quelques personnes connaissant bien la région  certaines pistes peuvent être suggérées.
Pour se rendre dans le pays de Berne, les Lensards et Icognards devaient rejoindre la Lienne, dans les environs des Moulins, remonter le cours de la rivière jusqu’à l’alpage de Ravouin, puis à Armillon, franchir le col du Rawyl et descendre sur Iffigen. Il est  donc difficile d’imaginer que les soldats bernois, pour fondre sur les Lensards, aient suivi le même chemin et soient montés jusqu’au Pas de l’Ours pour attaquer les Lensards qui faisaient les foins dans les prés de Crans.
Seraient-ils venus par le bisse du Rho (s’il existait)? Assez peu probable qu’une troupe se soit engagée sur un tel passage.
Lors de la guerre du Sonderbund, en 1847, deux compagnies lensardes du bataillon de Courten sont mobilisées dans la région du Rawyl:  la compagnie du capitaine Barthelémy Bagnoud  et celle du capitaine Jean-Baptiste Briguet.
Le 11 novembre 1847, le capitaine Jean-Baptiste Briguet communique que plusieurs rapports signalent le passage de Bernois par la montagne de «Pepponette» (Pépinet). Il a envoyé en reconnaissance une patrouille composée d’un lieutenant, de quatre hommes et de Jean Chleppi, un Bernois de la Lenk, habitant Lens et connaissant parfaitement les passages de Berne en Valais.
D’autre part, en séance du 29 août 1836, le Conseil communal de Lens répond au Conseil d’Etat du canton du Valais à propos de la construction d’une route au Rawyl:
  1. On ne fera rien à moins que le canton de Berne fasse de son côté pour ouvrir la route
  2. Lens ne fera rien et ne contribuera rien pour ouvrir la route par Huiton et Azier
Ainsi, on peut conclure que les Bernois montaient d’Iffigen jusqu’au col du Rawyl et de là, deux possibilités se présentaient à eux, soit descendre sur Ravouin, le cours de la Lienne, Ayent et Sion, soit se diriger vers la Plaine-Morte, Huiton, le col du Gendarme, le col du Pochet et atteindre les villages de l’Ancien Lens.
Par conséquent, l’attaque des Bernois à Pra Recoula serait plausible.

Par contre, le Pachiou dè l’Orch ne justifierait pas la signification de Passage du Bernois dans le sens du terme de René Duc: Pachiour = passage, col.
Quant aux trois noms de lieu, ils rappellent les faits historiques, le Pré de la Bataille évoque le combat, Pra Recoula le recul des Bernois, Pra Peluchon la fuite des vaincus, qui s’est certainement prolongée jusque dans le chemin de la Lienne.
En conclusion, le Pachiou dè l’Orch est-ce le Passage de l’Ours ou celui du Bernois?

Personnellement, la logique pencherait en faveur du Pas de l’Ours. Mais chacun peut laisser libre cours à son imagination, en apercevant, avec quelques frissons, un ours plantureux déboucher du célèbre passage ou en savourant, avec délectation, la débandade des Bernois qui ont apporté tant de malheurs aux villages de l’ancien Lens.
N’est-ce pas le Pré de la Bataille et Pra Recoula qui ont inspiré C.F. Ramuz dans l’histoire de la Séparation des Races?
  • Source: Un texte signé par Gérard Rey, paru sur le forum de discussion de www.lens.ch, le 27 décembre 2010.