« Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, il va filer », avait écrit Paul Fort qui avait aussi pris la précaution de noter, dans le dernier vers de son poème : « il a filé. » Car rien n’est plus intangible ni plus inatteignable que le bonheur. C’est pourquoi cette notion ne pouvait qu’intéresser les philosophes. Grâce à Philippe Danino et Eric Oudin, qui viennent de publier Le Bonheur, d’Aristote à Comte-Sponville (Eyrolles, 199 pages, 13,90 €), chacun, sans prérequis, peut désormais faire le point sur les différentes conceptions d’un état qui se définit le plus souvent a contrario (on est heureux parce qu’on n’est pas malheureux) ou au prix d’une confusion avec la joie, laquelle se révèle par essence éphémère.
Que le bonheur soit, ou non, une utopie, nul doute que chaque être humain y aspire, au point que, de nos jours, certains gourous autoproclamés n’hésitent pas à s’enrichir en proposant à une clientèle croissante des séances de coaching dont l’efficacité semble plutôt douteuse. Comment, d’ailleurs, définir le bonheur, alors que les penseurs majeurs de l’humanité en offrent des versions très diverses, voire opposées ? Peut-on l’atteindre par la vertu, comme l’avance Aristote (non la vertu moralisatrice des rosières, mais une éthique d’accomplissement personnel) ? Ou par l’hédonisme (assorti d’une solide éthique, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs), comme le pensait Epicure ? Ou bien dans la « vertu sans plaisir » de Sénèque ? Au fil des chapitres, les auteurs présentent encore la vision du bonheur de Descartes, celle de Rousseau (et sa fiction du « bon sauvage »), celle, pessimiste, de Schopenhauer ou celle, plus réaliste, d’Alain. La pédagogie proposée, claire et bien structurée, permet à chacun de se forger une opinion et de choisir sa voie.
L’un des contrastes les plus significatifs se trouve dans la vision lumineuse de Spinoza qui, rejetant les superstitions et la morale de l’obéissance et de la peur qu’elles induisent, prône une éthique de la connaissance, qui s’oppose à la vision rigoriste de Kant. Cette dernière voudrait nous convertir au « bonheur par devoir », c’est-à-dire au non-bonheur, puisque, reconnaît le philosophe, toute action n’est vraiment accomplie par devoir que lorsqu’elle est contraire à nos intérêts! Cet forme d’idéal ascétique, masochiste à bien des égards, repose sur une stricte morale dont Kant nous dit qu’elle « n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute que se déclare aussi l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons eu soin de ne pas nous en rendre indignes. » Une perspective des plus hypothétiques…
Car cette espérance, André Comte-Sponville la définit comme « désirer sans jouir et sans savoir », reprenant le mot de Spinoza : « Il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir. » Lucide, Comte-Sponville sait que l’on ne peut s’interdire d’espérer, mais il nous propose une approche originale, une philosophie à la mesure de nos possibilités humaines : « Il s’agit, dans l’ordre théorique, de croire un peu moins et de connaître un peu plus ; dans l’ordre pratique, politique ou éthique, il s’agit d’espérer un peu moins et d’agir un peu plus ; enfin, dans l’ordre affectif ou spirituel, il s’agit d’espérer un peu moins et d’aimer un peu plus. »
Illustration : Baruch Spinoza, gravure.