Une mémoire prodigieuse

Le poète Lamotte-Houdar, mort en 1731, qui est resté célèbre surtout pour ses Fables et par le rôle qu'il joua dans le Querelle des Anciens et des Modernes, était doué d'une mémoire étonnante. Voltaire en eut la preuve certain jour.
Il était à ses débuts et venait de composer une tragédie, sur laquelle il désirait avoir l'opinion de Lamotte.
Après avoir écouté très attentivement tout la pièce le jeune poète, Lamotte-Houdar lui dit :
"Votre tragédie a de très remarquables qualités, et je ne crois pas trop m'avancer en lui prédisant un grand succès. Une seule chose me froisse, me fait de la peine pour vous, jeune homme...
- Laquelle donc ? demande Voltaire tout inquiet.
- Vous donnez dans le plagiat ; vous copiez vos devanciers, mon ami.
- Moi ? Mais jamais...
- Je vous demande pardon. Je puis vous citer comme preuve la seconde scène de votre quatrième acte.
- Mais je vous jure bien que vous vous trompez ! s'écrie Votaire indigné. Je ne copie personne.
- Je n'avance rien, réplique Lamotte, qu'en pleine connaissance de cause, et, pour que vous n'en doutiez pas, je vais vous réciter cette même scène, que je me suis fait jadis un plaisir d'apprendre par coeur, je ne sais plus où, mais dont pas un seul vers ne s'est échappé de ma mémoire.
En effet, Lamotte récita cette scène toute entière, sans hésiter, et d'un ton aussi animer et aussi facile, aussi coulant que si lui-même l'eût faite.
Quelques gens de lettres étaient présents ; ils avaient assisté à la lecture de la tragédie de Voltaire, et se regardaient les uns les autres sans savoir que penser.
Quant à l'auteur, il était absolument déconcerté.
"Cependant, c'est bien de moi... de moi seul ! bégayait-il. Je ne l'ai puisée nulle part, que dans ma tête ! Je vous le jure ! Je ne comprends pas... C'est impossible !
Lorsque Lamotte eut suffisamment joui de l'embarras du jeune homme :
"Remettez-vous, Monsieur, lui dit-il ; la scène en question est bien de vous seul, ainsi que tout le reste ; mais elle m'a paru si belle et si touchante que je n'ai pu m'empêcher de la retenir !"

A. C.