Il y a certaines situations que j’ai personnellement toujours détestées et jamais bien su gérer, que j’ai redécouvertes dernièrement, curieusement à la relecture de quelques classiques de la S.F., d’Asimov. Ce sont celles de « double contrainte« .
Le « double bind » est un concept apparu en 1956, théorisé par Gregory Bateson, qui désigne une situation de paradoxe imposé. Deux obligations ou injonctions contradictoires sont reçues, qui, s’interdisant mutuellement, induisent une impossibilité logique à les résoudre ou les exécuter sans contrevenir à l’une des deux. Le terme de « knot » (nœud) est également employé pour décrire cette (terrible !
) situation d’enfermement.D'après Paul Watzlawick
Ces deux obligations n’ont pas forcément d’évidences parallèles de temporalité ou d’énoncé. L’une ou l’autre peut tout à fait résulter d’apprentissages socio-éducatifs globaux ou très antérieurs (On nous a tous par exemple rabâché, enfants, qu’il est « mal de dénoncer »).
Or là où les robots d’Asimov se retrouvent paralysés et hors d’état de service lors de la tentative d’exécution de règles contradictoires, pour moi, l’être humain ne vaut guère mieux !
Double contrainte et stratégies d’adaptation
Le mutisme est, par exemple, un effet émergent caractéristique de ces situations. Un blocage de communication qui s’avère d’ailleurs en général une réponse complètement inadaptée, puisqu’elle les verrouille encore plus ! Il est intéressant de noter qu’il intègre même souvent un second niveau de double contrainte (interdiction de communiquer vs besoin irrépressible de le faire)
Privé de sécurité essentielle, mis en contexte incohérent et dangereux, le cerveau peut aussi être amené, comme dans tout contexte traumatisant, à adopter des stratégies ultimes de survie qui visent à dissocier cette souffrance intolérable de la pensée consciente.
Pour maintenir une cohésion vitale (individuelle ou sociale), il peut ainsi glisser vers la concession et le compromis (le syndrome de Stockholm ne revient-il pas à « annuler » une contrainte externe en l’incorporant dans son propre référentiel de règles, en sorte de cohabiter avec elle ?) ou bien encore isoler la source traumatique (de même que nos systèmes informatiques isolent les virus) pour pouvoir continuer à fonctionner normalement par ailleurs, et ainsi s’offrir un angle d’attaque différent du problème.
Tel que je le vois, une virtualisation en quelque sorte, puisque s’opère alors une scission du système psychique en deux systèmes distincts, le second étant une réplication du premier « sans production de l’erreur » – un mode sans échec ! -, qui pourra garantir la subsistance de l’individu par l’application d’autres procédures, de règles de gestion légèrement altérées mais plus adaptées au contexte imposé.
Si le système 1 contenant « l’incendie initial » se retrouve très réduit, il finira, petit à petit, par disparaître ou réintégrer l’autre, dès lors où l’individu est sorti de la situation périlleuse et où il bénéficie par ailleurs de processus curatifs naturels (ou externes). En revanche il est probable que les cas plus graves soient ceux où doivent cohabiter de façon pérenne deux systèmes psychiques larges et très différents, dont la réunion à terme est alors plus que douteuse.
Ainsi on peut comprendre que certaines situations de double contrainte peuvent être « solutionnées » par une réorganisation psychique, une transformation de l’individu par nécessité d’adaptation environnementale, mise en œuvre par nos mécanismes de défense et de survie, et dont l’extrême serait la schizophrénie (dédoublement de la personnalité).
Astérix en Corse
Les limites de la résilience
L’observation de ces mécanismes fait aussi émerger la notion très à la mode derésilience, popularisée par le psychiatre Boris Cyrulnik, qui a théorisé les stratégies d’adaptation qu’il a dû, enfant, adopter pour survivre et échapper à la mort.
Capacité d’un métal à résister à la rupture pour reprendre sa forme initiale à la suite d’un choc, la résilience est une métaphore décrivant l’aptitude des individus et des systèmes sociaux à survivre et s’adapter en dépit de l’adversité, d’un environnement hostile, de situations de souffrance ou du choc d’un traumatisme.
Mais je trouve que certains promoteurs de ce concept, très médiatisé en France, versent dans l’idéalisation, ignorant les processus naturels de résolution de souffrance « hors situation de crise », et présentant la résilience comme une vertu, et une fin en soi. Quelles que soient l’hostilité environnementale et la pression sociale,rien n’est plus si grave, puisque les « résilients » pourront rebondir. Les autres feront avec, et Dieu reconnaîtra les siens.
La réalité est évidemment moins simple. La résilience est une notion ambigüe recouvrant une grande complexité et une infinie variété de mécanismes de défense, dont on ne peut occulter la fragilité, les interactions, l’imprévisibilité d’évolution, voire la réversibilité, et dont certains peuvent, par ailleurs, s’avérer tout à fait défavorables à l’avenir de l’individu, ou à son entourage.
Loin du rebond exceptionnel et merveilleux que l’on peut lire au détour des magazines, permettant même aux moins bien lotis de devenir des victimes héroïques, nouveaux miraculés du XXIe siècle, que la médiatisation de leurs coups durs sublimés aura transformés en surhommes doués d’énergie et de talents hors du commun et rendus capables de transformer le plomb en or, la résilience n’est ni un état bienheureux, ni un formidable arsenal de vertus d’adaptabilité, mais bien un processus de reconstruction complexe et incertain, aidant à supporter et digérer tant bien que mal une situation subie. Et parfois – souvent- plutôt mal que bien.
Comment gérer une double contrainte ?
Ces limites de raison étant posées à ces processus radicaux d’adaptation interne, et pour en revenir à la double contrainte, il paraît donc évident qu’il faut aussi viser en amont une meilleure capacité immédiate à la gérer, y compris dans ses multiples manifestations quotidiennes !
Qui sait, incorporer aux programmes scolaires et éducatifs, quelques enseignements sur la très relative applicabilité de tant de règles immuables enseignées dès le plus jeune âge, produirait peut-être des effets bénéfiques sur nombre maux de notre siècle, culpabilité, stress, souffrance au travail, dépression nerveuse, maladies mentales, nées de l’incapacité à les appliquer ?
On vous expose un problème sans solution, des obligations aussi variées que contradictoires : stop, ne culpabilisez plus parce que vous ne pouvez pas les résoudre !
La double contrainte étant une situation par définition insoluble de façon logique et directe, sa résolution ne peut passer que par un contournement latéral ou vertical.
L’identification et le recours à des repères stables d’un référentiel extérieur, permet d’avoir une autre lecture de la situation, de même que le changement de focus ou d’échelle, qui en donneront une analyse à un niveau plus élevé, comme le propose la théorie des contextes.
Dans le même ordre d’idées, la meta-communication (communiquer sur la communication) permet d’apporter des réponses, appuyées sur l’humour, sur l’absurde, l’incongruité du dialogue, ou sur l’impossibilité même de communiquer.
Autoriser la conscience de cette double contrainte, et l’exposer explicitement, permet quoi qu’il en soit de modifier des règles de jeu qui contiennent en elles-mêmes une tricherie interdisant de jouer gagnant (sauf à manquer totalement de logique). Rien ne vous oblige à jouer avec les règles d’un autre, alors n’hésitez pas à les faire évoluer et en proposer de plus larges.
Si l’on me pose une question dont aucune réponse n’est « bonne », si l’on me donne deux indications radicalement contradictoires, je m’efforce désormais d’indiquer que « la question contient un piège » et que je ne peux pas y répondre, puisqu’en choisissant « blanc », je ferai telle erreur, et en choisissant « noir », l’on me reprochera telle autre.
Seul risque : à user à petite dose car on vous opposera rapidement une fâcheuse propension à compliquer les réponses et ne pas aimer les erreurs (un peu masochistes) !
Mais tant pis, essayez de vous consoler en vous disant que dans l’absolu, c’est bien vous qui approchiez la meilleure (moins mauvaise) réponse !Enfin n’oubliez pas, comme en tout art de la guerre, que si la cause est désespérée, la fuite reste la suprême politique. Non pas une défaite, mais le changement de paradigme ultime : « Une bonne retraite vaut mieux qu’un mauvais combat. »
Et vous, les situations de double contrainte vous mettent-elles mal à l’aise, ou pas du tout ? Comment les gérez-vous ?