I vespri siciliani fit les grandes heures verdiennes de l’Opéra de Paris version Liebermann. La première saison (Printemps 1973), l’opéra présenta les fameuses Noces de Figaro de Strehler, Orphée et Eurydice de Gluck avec Nicolaï Gedda en Orphée -aujourd’hui on pousserait des cris d’orfraie-, Parsifal de Wagner et Il Trovatore, originellement prévu avec le jeune Riccardo Muti et Luchino Visconti. Mais le projet n’aboutit pas et Muti refusa de diriger. Le chef partit mais restèrent les chanteurs: tantôt Gwyneth Jones en Leonora, tantôt Shirley Verrett en Azucena. On eut aussi Cossuta ou Domingo en Manrico, Cappuccilli en Luna, Scotto en Leonora, Cossotto en Azucena. Bref, du rêve en continu. Mais les chefs pour Trovatore se firent attendre et désirer…
La seconde production verdienne (1974) fut l Vespri Siciliani, qui demeura l’une des grandes réussites de l’ère Liebermann. Opéra rarement donné à l’époque, et notamment en France, alors que l’oeuvre a été créée en Français pour Paris à l’occasion de l’exposition de 1855 (Livret de Eugène Scribe). Il est vrai que Verdi n’avait pas vraiment choisi un sujet francophile, puisqu’il s’agissait de rappeler le massacre des occupants français de Sicile par les Siciliens, une occasion de célébrer le sentiment national italien. Un autre opéra de Verdi, Giovanna d’Arco, n’eut jamais en France l’heur de plaire, vu que l’histoire (tirée de Schiller) ne correspond pas exactement, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’histoire de Jeanne telle que des millions de petits français l’apprennent dans la Légende Dorée des gloires nationales. D’autres opéras de Verdi en Français n’ont pas eu non plus de destin fabuleux, Don Carlos, bien sûr, éclipsé par Don Carlo, ce chef d’oeuvre que je préfère dans sa version française, plus longue, plus développée, plus étirée sans doute, mais à la musique sublime, et Le Trouvère, version française élaborée par Verdi avec des éléments spécifiques qu’on ne retrouve pas dans la version italienne. Voilà du grain à moudre pour Nicolas Joel si Verdi revient vraiment à la mode avec des chanteurs adéquats…Mais je m’égare.
Ces Vespri Siciliani étaient présentés dans une production très épurée de John Dexter (1) et dans des décors impressionnants (un escalier monumental) de Josef Svoboda, production partagée avec le MET de New York et dirigée par le suisse Nello Santi, qui eut toujours dans cette oeuvre un énorme succès, alors qu’il fut plus contesté dans les autres opéras qu’il dirigea par ailleurs. Dans mon souvenir, je vis cette production pour la première fois avec Martina Arroyo, Placido Domingo, Roger Soyer, David Ohanesian; on y vit aussi en alternance Cristina Deutekom, Peter Glossop, Ruggero Raimondi (ah, ce “O tu Palermo”!), Franco Bonisolli. Arroyo était irremplaçable dans Elena, et que dire de Domingo qui chanta peu ce rôle !
Je revis tardivement des Vespri Siciliani, à la Scala, avec Muti, dans une mise en scène ennuyeuse de Pier Luigi Pizzi avec Chris Merritt, Cheryl Studer, Giorgio Zancanaro et Ferruccio Furlanetto, et je me souviens bien de la Première du 7 décembre 1989: le plus gros succès, triomphal et délirant, fut remporté par …Patrick Dupont, soliste du ballet que Muti avait réinséré pour l’occasion. Merritt et Studer se firent huer copieusement. Et la production tomba dans l’oubli.
Cette saison, Amsterdam (en septembre dernier) et Genève (en mai prochain) coproduisent et programment Les Vêpres Siciliennes dans la version française, dans une mise en scène de Christof Loy. C’est une occasion exceptionnelle qu’il ne fait pas rater, quelle que soit la distribution, quelle que soit la mise en scène. Il existe un enregistrement de la version française chez Arkadia, reprise d’un concert londonien dirigé par Mario Rossi en 1969 avec Jacqueline Brumaire (Hélène) et Jean Bonhomme (Henri). Ce n’est pas inoubliable, mais comme c’est le seul enregistrement existant à ma connaissance…
La version italienne en revanche est bien servie par le disque, notamment “live”. On ne peut dire qu’il y ait une version plus faible que les autres. les deux versions “officielles” sont celle de James Levine avec le New Philharmonia Orchestra et Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi enregistrée suite aux représentations du METen 1974 et contemporaine des représentations parisiennes, et celle de Riccardo Muti, faite en direct à la Scala en 1989 avec Studer, Merritt, Zancanaro, Furlanetto, plus complète puisqu’elle comprend la musique du ballet. Pour des raisons qui tiennent à l’histoire de ma relation à cette oeuvre, je préfère évidemment la version Levine, avec une bonne partie de la distribution entendue à l’époque à Paris un Domingo (Arrigo) jeune et éclatant, et une Martina Arroyo (Elena) au timbre solaire et un Raimondi (Procida) un peu en retrait. Même Sherill Milnes est moins froid qu’à l’accoutumée dans Monforte. Levine, qui est très bon chef pour Verdi, emporte l’ensemble avec feu et énergie, tout cela palpite, halète, séduit. C’est un Verdi de chair et de tripes, merveilleusement chanté, comme je l’aime.
J’avais assisté aux représentations de la Scala qui ont donné l’occasion du second enregistrement. C’était le début des problèmes pour les voix verdiennes, c’est aussi le moment où Riccardo Muti a complètement changé sa manière de diriger Verdi. Le sommet de Muti dans Verdi, c’est la Forza del Destino (Freni-Domingo) un sommet inégalé, enregistré trois ans auparavant, et c’est aussi toute sa première manière, énergique, avec des accélérations démentes, des contrastes à la limite du supportable, une dynamique et une vie qui en firent à l’époque une des deux références pour Verdi (l’autre étant évidemment Claudio Abbado), on en a des traces dans son Aida, son Ballo in maschera ou même son Macbeth, éclipsé par celui d’Abbado, mais qui reste un magnifique enregistrement que tout mélomane doit posséder. Mais c’est dans ses “live” faits à Florence qu’il étonna (Ah! son Trovatore, son Otello (avec un époustouflant Bruson et une Scotto de rêve)! A partir des années 90, le Verdi de Muti, tout en restant une merveille d’orchestration, s’aplatit, se banalise, devient presque ennuyeux (au fur et à mesure qu’il dirige à la Scala La Forza del Destino, on entend de plus en plus une routine, et son dernier Trovatore fut vraiment mortel) à force de rechercher des effets sonores preqaue mozartiens, tout cela devient froid, plein d’afféteries et presque indifférent. Ces Vespri Siciliani souffrent d’être trop léchées, trop sages, et pas suffisamment portées par le plateau: voulant se rapprocher de la version française, et du style français qu’elle impose, il demande à Merritt de chanter quelquefois en voix de tête avec de bien vilains sons (IVème acte). Et Studer n’est pas et ne sera jamais un soprano lirico colorature.On est loin de la chair et du sang qu’on trouve chez Levine. C’est que le rôle d’Arrigo est complexe à distribuer: il n’est pas sûr que Domingo, malgré son timbre, malgré son charisme, malgré le souvenir qu’on a de lui dans cette oeuvre, soit vraiment un Arrigo, qui n’est pas vraiment un ténor construit au moule italien. Arrigo (ou Henri), c’est un ténor de couleur plus française (Un Vanzo pouvait faire merveille là dedans, et Gedda fut impérial)
Mes Vespri Siciliani, en version officielle ce sont celles de Levine, sans hésitation !
Sans hésitation, certes pour la version officielle, mais si on commence à considérer les enregistrements “live” on ne peut que bousculer ce classement: j’en possède trois sur les quatre à posséder (il me manque Muti en 1978 à Florence, qui je le sais est une merveille à l’orchestre, avec une Renata Scotto d’exception).
Le premier est connu de tous les amateurs, Maria Callas, Boris Christoff à Florence avec l’immense Erich Kleiber. Le quatrième acte de Callas impose l’admiration silencieuse et Kleiber impose une vision plus mature de Verdi que le son “Grand Opéra” plus adapté à cette oeuvre.
Gavazzeni ouvre la saison 1970-71 de la Scala avec un quatuor de chanteurs de choc : Renata Scotto, Gianni Raimondi, Piero Cappuccilli, Ruggero Raimondi. On peut discuter la direction un peu “Zim boum” de Gavazzeni (l’ouverture!), aux tempi un peu lents, à qui il manque pour mon goût cette palpitation que je trouve chez Levine. Mais cela reste de la très belle ouvrage. Gianni Raimondi n’est pas vraiment une grande personnalité en Arrigo mais il se sort des pièges du rôle. Ruggero Raimondi et Piero Cappuccilli font merveille, mais on s’arrêtera sur Renata Scotto. Voix claire, style un peu maniéré, mais quelle maîtrise technique, quel contrôle du son, et des aigus à faire pâlir: extraordinaire! Dans le même disque, un bonus avec Leyla Gencer (qui alternait avec Scotto) dans quelques extraits aux côtés du pâle Giorgio Casellato Lamberti. Confrontation intéressante entre deux timbres radicalement différents, celui plus sombre de Gencer, avec une fluidité du chant et une facilité à donner de la couleur qui stupéfie.
Enfin, Levine au MET avec Montserrat Caballé, Nicolaï Gedda, Sherill Milnes, Justino Diaz, malgré une prise de son, notamment au début qui rend l’écoute très difficile voire pénible (il faut tendre l’oreille pour entendre les voix) dispute la palme avec la version Gavazzeni. C’est à peu près le seul témoignage de Caballé dans Elena, alors qu’elle était à l’époque considérée comme l’une des spécialistes de ce rôle: fluidité, aigus aériens, agilité, mais aussi émotion, mais aussi énergie (plus que d’habitude!) en font une Elena de toute première grandeur. A cette Caballé si lyrique si “naturelle” (plus naturelle que Scotto en tous cas), répond un Arrigo surprenant, Nicolaï Gedda, qu’on entendait à l’époque à Paris, dans Faust, dans Hoffmann, dans Orphée. Gedda, c’est une voix étendue, qui montait jusqu’au si, c’est ensuite une technique redoutable, une élégance inégalée et une diction unique. Et son Arrigo est une merveille, voilà celui qu’il aurait fallu entendre dans la version française ! Il a tout, les aigus, les cadences, le style, le lyrisme, mais aussi l’allant: certes ce n’est pas une couleur à proprement parler italienne, mais cet opéra est à la fois un Grand Opéra à la française, héritier de Meyerbeer, et aussi un opéra italien (on a bien vu que Domingo même un peu inadapté dominait parfaitement un rôle qu’il estimait pourtant pour lui très difficile). Il faut entendre ses duos avec Caballé, et son “Giorno di pianto” du quatrième acte unique dans les annales (comment il tient la note sur le “disprezzo” final), c’est incontestablement l’Arrigo le meilleur de tous et sans doute le moins attendu.
Si Milnes est comme toujours impeccable, la surprise vient aussi de Justino Diaz, impressionnant Procida aussi bien dans son air d’entrée (Oh! tu Palermo) que dans les ensembles (quatrième acte). Et si c’était là ma version?
On l’a vu, il est très difficile de choisir entre ces version qui toutes ont quelque chose qui attire l’attention, et des atouts qui rendent le choix très difficile. D’autant que l’oeuvre est hybride et ne se laisse pas immédiatement appréhender. Pour découvrir sans nul doute, Levine (BMG ex.RCA), pour jouir des voix, Gavazzeni, et pour le bonheur - malgré un son pénible - Levine Caballé et Gedda.J’ai commandé Muti 1978. La suite à réception!
(1) Dexter fit aussi à Paris La Forza del Destino, mais avec beaucoup moins de bonheur scénique -même si le plateau fut toujours éblouissant: c’étaient les années où l’on distribuait aisément Verdi, mais pas Wagner. Les temps ont bien changé.