Entre le vert paradis dévasté des gifles (le plus dur temps qui se puisse concevoir) et l’instant où la barque viendra du fond de mon horizon (je me vois bien monter dans l’esquif, tranquille, résigné), j’ai somme toute vécu des grâces du temps, sourires, ombrages, antiques prairies, j’ai côtoyé avec passion les plus élégants esprits et la musique de feu illumina mes instants de fraîcheur dressant des remparts contre le mal d’enfance qui menaçait parfois de rejouer la suite des déveines. Insidieuse, presque querelleuse, j’entends une voix qui objecte : on ne bâtit pas sur le sable ; or cette voix prosaïque, froide, butée, calée sur des sentences qui sont autant de condamnations, ne tient pas compte des grâces données sous la grêle… rien n’est jamais oublié, c’est vrai, mais il est des pauses, des retraits, des connaissances, des reconnaissances qui montent la nuit sous la lune de solitude, cette voix du monde neutre n’entend pas le complexe mélange des sensations étoilées, le beau qui venge et la main qui se dresse vers l’ardoise marquetée des toits où j’ai appris à poser un regard admiratif, bienveillant. Amoureux du monde, arbres et visages confondus, je songeais alors et je le pense toujours, qu’une fois vécue semblable avanie, tout est beauté, du moindre pas à la poignée de main la plus franche, sans parler des étreintes, vastes paysages ourlés de frais et de chaud à l’intérieur desquels on reconnaît le chant qu’il faut pour faire fructifier ce que l’aube éveille chaque jour.
Ah oui, j’ai fui la querelle. Ce n’est pas seulement que je n’étais pas de taille ou que j’étais lâche… en temps de paix, qu’est-ce qu’être courageux sinon ranger la vaisselle, faire les courses et adorer les petits comme on le fait à genoux devant la crèche ? Et même ici, au lieu d’écrire, je crois bien que j’efface tranquillement ma présence, oui, je m’absente des fois et des lois, je ramasse des mots qui traînent, en fais un bouquet que je jette au vide du tout venant, toi, moi, nous, nullement apeuré par ce qu’il advient au tournant des hivers répétés, encouragé au contraire par l’inutile apparent, parce que c’est là quelque part dans les buissons infréquentés que le feu, que le beau a quelque chance de jaillir sans presque qu’on le veuille. Or, faire surgir la beauté est à mes yeux un acte de reconnaissance, car aux instants de défaillance, c’est là que j’ai bu, la main en creux, c’est là que j’ai accueilli ce qui sauve… non pas dieu – quelle idée ! – mais une simple lampée de bonheur.