José Ángel Valente
POUR TAMBOUR SEUL
1
Une île.
Nous sommes venus dans l’île.
Jour et nuitnous sommes venus dans l’île.
Elle a brûlé dans la lumière, obscure
la racine du regard.
Une île.
Oracle d’Ifá
Vision de l’homme aveugle.
Jour et nuit nous sommes venus dans l’île.
Ciels
d’aveugle lumière.
Nous
sommes venus dans l’île.
2
Dans cette île tous
nous sommes nègres, négrillons, monsieur.
Ici, les blancs nous sommes
de légers nègres perdus
dans le hasard de la brousse.
Le manglier
tisse et détisse l’air, monsieur.
Tous
nous sommes d’un grand rêve obscur.
Tous
nègres et blancs, blanconègres, nègres.
Tous
nous avons été vendus, monsieur.
3
On égorge un mouton,
le sang s’écoule,
dix-sept guinées,
le sang s’écoule,
poules et colombes,
le sang s’écoule.
Le bec des coqs ruisselle de sang.
Sanlaó.
Dans la maison d’Arcadio
Le sang s’écoule
et la vapeur du sang envahit l’air
et le rythme du sang envahit l’air.
Sanlaó, ahé, Sanlaó.
Dans la maison d’Arcadio, dit-on,
Banderas avait le talisman
Sanlaó, Babalú, Sanlaó,
Maceo a reçu le talisman,
Sanlaó.
Nous allons prier,
Sanlaó,
Nous allons danser
Sanlaó.
Dans la maison d’Arcadio, Sanlaó,
nul ne sait qui a le talisman,
Sanlaó
4
Frappe, nègre, joue
sur les tambours sans fin de la mémoire,
sur la lueur attardée de ton enfance,
joue à Guanabacoa.
Rappelle-toi que tu courais
à travers les fils secrets de la nuit
jusqu’aux grandes bouches de la lumière
où seul on entendait le son :
Ekué Dieu,
Ekué Dieu, Ekué Dieu.
Rappelle-toi que tu courais
sous la lune
pour laisser dans ton dos les sandales de la peur
et, les pieds nus
tu escaladais les braises de la nuit
tandis qu’au loin battait
sur la peau tendue
du poisson, le son :
Ekué Dieu,
Ekué Dieu, Ekué Dieu.
Joue avec l’écho brisé de ton enfance,
nègre à Guanabacoa, tandis que
tes longs doigts cherchent
sur la peau du tambour
le son :
Ekué Dieu,
Ekué Dieu, Ekué Dieu.
5
Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.
Joue pour Changó.
Qu’on entende sans l’entendre le mot
Joue pour Changó.
Car il n’est femme enceinte qui ne puisse
accoucher d’un père de secrets.
Joue pour Changó.
Eclair, dis-moi avec quel linge tu
couvres ton corps.
Joue pour Changó.
Les dieux, ils ont peur de tes doigts, les dieux.
Joue pour Changó.
traduit par Jacques Ancet