17 janvier 1945/Lettre de Carson McCullers à Reeves

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



Image, G.AdC



Mon seul amour,

  Ta lettre du 26 décembre, arrivée ce matin, a mis vingt-quatre longues journées à faire le voyage. Ce qui veut dire, et c’est là le plus grave, que si mes lettres prennent le même temps, tu n’en as encore reçu aucune. Quand j’y pense (et je ne peux penser à rien d’autre) je suis au bord des larmes et je tourne en rond dans ma chambre. As-tu au moins reçu mes deux télégrammes ?
  C’est le début de la matinée et j’ai de nouveau rompu ma promesse. Quand je reçois de tes nouvelles, aujourd’hui surtout où je crains que mes lettres ne soient pas arrivées, je suis obligée de t’écrire avant de pouvoir travailler. Tu imagines ma réaction, quand j’apprends que les médecins ont hésité pendant quelques jours à te garder ou à te renvoyer en Amérique. Je t’ai déjà parlé du sentiment qui me hantait, le mois dernier - l’absolue certitude que tu étais en route. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à m’en délivrer. J’attends. Quand un autocar passe dans la rue, je le suis des yeux jusqu’à son arrêt. Je regarde, un à un, les voyageurs qui en descendent. Tu m’écris qu’il faudra peut-être une opération si les os se ressoudent mal, et que ce sera le meilleur des prétextes pour te rapatrier. Tu m’écris qu’il faut deux mois d’attente avant d’en être sûr - ce qui veut dire fin février, si je calcule à partir de ce 26 décembre. D’ici là, je vais m’employer à jeter un sort maléfique sur tes pauvres os. Mal soudés, mal soudés, mal soudés, pauvres os ! Dès que tu en sais davantage, télégraphie, chéri. Promets-le-moi. Chaque matin désormais je vais me réveiller en me disant qu’il est possible que tu me sois rendu.
  Hier, nous avons eu du blizzard. J’ai dû l’affronter un moment, car j’avais rendez-vous chez le dentiste de Sparkill. Après le passage de la tempête, il régnait dans les rues une sorte d’effervescence à la Bruegel. Sous leurs bonnets de laine, les joues des enfants étaient écarlates. Les hommes déblayaient la chaussée, et de loin en loin rougeoyaient les flammes des braseros. Je suis sortie de nouveau ce matin, très tôt, dès l’ouverture des magasins, pour faire la chasse aux cigarettes. La tempête est pratiquement terminée et le ciel d’un bleu d’argent fragile. Ces beaux ciels du Nord en hiver - beaucoup plus beaux parfois que nos ciels du Sud.
  À propos de cigarettes, je me suis offert ce matin un petit appareil pour les rouler moi-même et un paquet de Bull Durham. J’ai également essayé la pipe - mais ça m’a si vite rendue malade que je m’en tiendrai au Bull Durham si je ne trouve rien de mieux. Pour être franche, nous n’avons jamais eu de grandes difficultés à trouver différentes sortes de cigarettes. Vivre dans un pays qui n’a pas du tout souffert de la guerre me donne un très vif sentiment de culpabilité - si j’excepte, bien sûr, cette terrible souffrance (et c’est le cas de la plupart d’entre nous) d’avoir quelqu’un qui vous est cher au-delà des mers. Je me dis parfois que nous supporterions plus facilement cette guerre si nous avions connu de plus grandes privations.
  Je m’arrête, chéri, pour essayer de travailler. Bientôt, très bientôt, j’en suis sûre, tu finiras par recevoir mes lettres. Dieu te garde.
   À toi, toujours,
   Carson.

Carson McCullers, Illuminations et nuits blanches [Illumination and Night Glare, 1999], Éditions 10/18, Domaine étranger, 2001, pp. 187-188.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Carson McCullers/L’apothéose animale du soldat Williams.



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