Qu’attendre d’un film sur
Facebook ? Un teen-movie moderne, montrant d’interminables conversations en ligne, à la manière de l’anime
Durarara!! ? Si c’était pour revoir sur grand écran ce qu’on voit sur nos ordinateurs tous les jours, non merci. A la place,
David Fincher (Se7en, Fight Club) choisit de raconter la création du site de
Mark Zuckerberg et l’imbroglio judiciaire qui s’en est suivi, en adaptant le bouquin La revanche d’un solitaire de Ben Mezrich, sorti en 2009 (une enquête plus ou moins romancée). Au début, je me méfiais un peu : en 2010, la tentation est grande de pondre un film facile pour s’ouvrir la porte à 500 millions de spectateurs potentiels. Mais quand on s’appelle David Fincher, on ne s’entoure pas de n’importe qui : Aaron Sorkin, créateur de la virevoltante série politique
A la maison blanche, est chargé de cuisiner l’histoire de Facebook à sa sauce, et il en fait quelque chose d’inattendu : un mythe sur un geek asocial de Harvard qui va tout rafler. Avis et détails.
L’histoire du site bleu et blanc commence ainsi : un soir de désespoir, Zuckerberg crée Facemash de sa chambre de
Kirkland pour se venger de la gent féminine. Sur ce site pas très malin, les visiteurs doivent choisir la fille jolie entre deux photos chopées sur les trombis des résidences de Harvard. Ce site, le pirate en herbe l’a créé en une nuit : à l’aide de scripts divers et variés, il a récupéré des dizaines de photos, pour envoyer dans la foulée le site fraîchement créé à des connaissances du campus. Résultat : beaucoup de connexions et beaucoup de votes, suffisamment pour faire crasher les serveurs de Harvard et attirer l’attention des jumeaux Winklevoss, et de leur camarade Divya Narendra. Leur but : contacter Zuckerberg pour lui proposer de développer Harvard Connection, leur projet de réseau social interne aux étudiants de Harvard. Mark dit oui puis disparaît, prétextant mille choses à faire pour cacher la vérité aux trois malheureux : Facebook est en train de naître dans sa tête.
Et pas que dans sa tête : sur son ordinateur, Facebook prend forme et le 4 février 2004, le site est lancé. septembre 2004, Winklevoss X2 et Narendra attaquent Zuckerberg qu’ils accusent de vol d’idée. Trop tard, car Facebook commence déjà à enfler, s’installant sur les campus voisins et enregistrant de plus en plus d’inscriptions. Harvard Connection est déjà mort et enterré, et Facebook doit alors faire face à l’augmentation du trafic : c’est là qu’Eduardo Saverin, ami de Mark qu’il a nommé co-fondateur de Facebook, injecte des sous dans la machine pour la maintenir en vie. C’est le même Eduardo Saverin qui poursuivra à son tour son ancien ami en avril 2005, après que l’arrivée de nouveaux investisseurs ait réduit ses parts à 0,03%…
Sauf que ces procès, Zuckerberg s’en fout un peu : dans le film, en tous cas, il passe la moitié de son temps à faire des dessins quand il ne lâche pas une réplique cinglante. Il faut dire que pendant ce temps, Facebook est devenu une véritable entreprise, installée à Palo Alto, en Californie ; et Zuckerberg s’est largement mis à l’abri du besoin. Mais l’argent fait-il le bonheur ? PDG du plus gros réseau social du monde, Mark a paradoxalement perdu son seul véritable ami, et regrette encore d’avoir traité son ex de salope sur LiveJournal.
The Social Network raconte cette aventure, humaine et commerciale, celle d’étudiants qui entrent par hasard dans le monde des affaires et en découvrent toute la cruauté. Et aussi celle d’un programmeur brillant mais jaloux des stars des
Final Clubs très select de Harvard…
En lisant des interviews, il est intéressant de voir que Fincher et Sorkin n’ont pas la même vision de leur histoire, et surtout de Mark Zuckerberg. Sorkin en fait un personnage timide alors que Fincher le voit comme un type souriant et normal.
Sorkin :
Mark Zuckerberg regarde de loin la vie sociale universitaire. Le monde lui renvoie qu’il est un outsider. Jeune homme en colère au QI invraisemblable, il invente donc quelque chose dont il est le premier à avoir besoin, une nouvelle forme de vie sociale qui lui permet de ne pas quitter le seul endroit où il se sent bien : à quinze centimètres de son écran d’ordinateur. Je m’identifie à lui : je suis timide et gauche en société. J’aimerais que les gens pensent que je suis aussi brillant et spirituel que mes personnages, et j’essaie de donner le change. Mais au fond cela me conviendrait très bien d’écrire mes scénarios enfermé dans ma chambre, de les glisser sous la porte et qu’en échange on me fasse passer mes repas.
A Harvard, Zuckerberg n’a qu’une ambition : entrer dans un final club, groupe réduit d’étudiants triés sur le volet qui leur garantit un avenir radieux et des contacts intéressants. Son lien avec ces final clubs, c’est Eduardo,
punched par le Phoenix-SK, ce qui signifie qu’il est contacté par un membre pour assister à une de leurs soirées, et peut-être être gardé dans la dernière sélection. La séquence de la création de Facemash, absolument brillante, oppose Mark, le programmeur talentueux et les étudiantes jeunes, beaux et riches qui font la fête dans un club. Pendant que Mark bricole son site et ses scripts, un bus entier de bonnasses entre dans un coin select de la ville. La fête bat son plein, les filles s’embrassent et dansent en sous-vêtements : ce que Mark va réussir avec Facebook, c’est faire entrer tout ce monde inaccessible dans un site qu’il contrôle. Ou comment un type à l’allure banale va prendre sa revanche sur ceux qui, partout et tout le temps, semblent réussir. Sorkin :
Notre personnage représente un nerd de la nouvelle génération : il n’admet pas que la jolie fille veuille encore sortir avec le sportif populaire, qu’elle ne reconnaisse pas que c’est lui qui dirige le monde. Il est différent des gentils nerds des teen-movies des années 1980. Il doit même les regarder comme une insulte. Ceux d’aujourd’hui ne se contentent plus d’un statut de mascotte : ils ont réinventé l’univers, ce siècle leur appartient et ils comptent bien vous enfoncer ça dans le crâne.
Voilà peut-être ce que The Social Network change vraiment : montrer que les geeks ont troqué le fond de la classe contre le classement Forbes, en créant les logiciels que nous utilisons tous les jours. Exemple du film : Sean Parker, co-fondateur de Napster à 19 ans, qui va prendre une part active dans le lancement international de Facebook. Un portrait chez
Vanity Fair le présente comme quasi-milliardaire, grâce aux actions de Facebook qu’il possède encore. Un autre nom cité dans le film est celui de Peter Thiel, fondateur de PayPal, milliardaire lui aussi et un des premiers investisseurs de Facebook. Comme le dit Sorkin, ces personnages ne se veulent ni sympas ni rigolos, ce sont eux les véritables
super-héros du 21ème siècle. Ensuite, le script de Sorkin insiste sur ce côté gagnant de l’ombre, qui est peut-être éloigné du vrai Mark Zuckerberg.
Nathan Heller de Slate, ancien élève d’Harvard, raconte
sa version des faits pour avoir croisé Mark plusieurs fois :
Le Zuckerberg que je connaissais-pas plus que ça; on mangeait parfois ensemble avant de se perdre de vue en 2003 ou 2004 – était amical, parfois souriant, confiant et n’hésitait pas à parler à haute voix. Je pense qu’il était une sorte de geek, mais ce n’était pas particulièrement rare en 2002 à Harvard.
David Fincher pense la même chose :
Sur chaque photo (…) que j’ai eu l’occasion de voir, il est entouré de plein de gens et se marre comme un bossu. Et Nathan Heller, dans le même article, critique la vision passéiste de Harvard montrée par le film, expliquant que les final club n’ont plus grande importance et que le gros des élèves ne vient pas forcément de familles riches. Le
old Harvard est plus un folklore qu’un réel objet d’attachement – et les fêtes dans les clubs ne sont pas aussi orgiaques que celle qui ouvre le film. A ce propos, vous pouvez lire
cette interview d’un étudiant d’Harvard sur Vulture. David Fincher s’exprimait aussi à ce sujet dans
Technikart :
Telles qu’elles sont écrites, ces « final club parties » sont sans doute exagérées, hyperboliques, très fantasmées. Je ne suis pas certain qu’on s’y livre exactement à ce genre de débauche cool et que ce soit aussi chaud que ça dans la réalité. Mais (…) il fallait suggérer que ces soirées « privées » des « final clubs » sont bien l’endroit où ça se passe et que le samedi soir de leurs membres est tout ce que notre samedi soir ne sera jamais. Et Zuckerberg n’y est pas.
En repensant au film et en le revoyant, je me suis rendu compte que ce thème me touchait, car même quand on se sent bien dans un univers, il y a toujours quelque chose qui nous fait penser que l’herbe est plus verte ailleurs. Mais que doit-on suivre ? Faut-il rester soi-même ou se laisser aller aux tentations qui nous entourent ? Voilà une question qui résonne beaucoup à une époque matérialiste au plus haut point, où chacun rêve de ses 15 minutes de célébrité. Qu’est-ce qu’on veut pour soi ? Rester dans un milieu intègre et qui nous convient ou se laisser aveugler par une
win factice et plastique ? Dans son dortoir de Kirkland,
Zuck rêve de soirées, de filles, de fête, mais rien ne dit que ce cocktail lui apportera le bonheur. Bizarrement, il ne se dit pas intéressé par l’argent : le rêve, c’est plutôt de faire partie d’un cercle fermé, qui l’intrigue et le fait rêver, et qui serait la clé
pour une vie meilleure.
Avouons-le : j’ai été fasciné par Harvard après avoir vu le film. J’ai fait des recherches, vu des photos, appris le fonctionnement du campus, et découvert des choses dingues comme le
Harvard Faculty Club ; cependant, au fur et à mesure que je comprenais le vrai sens du film, et que je me rendais compte qu’il faisait écho à ma propre vie, je suis parti sur cette réflexion sur mes véritables envies. Certes, je n’ai jamais été rejeté, mis à l’écart ou sans amis, je n’ai jamais eu à me plaindre de ce côté-là et j’ai toujours vécu de bons moments. Je n’ai rien à voir avec le geek seul qui ne s’amuse que par les jeux vidéo : je sors, je vois des gens, des filles, je parle facilement, je donne mon avis, j’ai des talents (paraît-il), des ex aussi, et pourtant, j’ai parfois l’impression de rater des choses, de ne pas être au bon endroit, de ne pas être assez bruyant, inconscient, et trop exigeant pour me faire remarquer. Peut-être pas assez Hollywoodien, pas assez parfait, pas assez riche, pas assez banal pour bouger sur de la mauvaise electro dans ces coins ou une pauvre boisson vous coûte un bras. Je me suis demandé si je devais être curieux ou continuer à suivre mon chemin, au risque qu’on me trouve rigide ou fermé : la réponse s’est vite trouvée, quand j’ai vu la richesse des personnes que je côtoie. Il y a toujours du fantasme, de la fascination et de la curiosité, mais aucun vrai souhait de faire partie d’autre chose.
Le vrai Zuckerberg, lui, ne rêvait peut-être pas vraiment des final clubs.
Officiellement, en tous cas, il répond par une
pirouette en déclarant d’abord que le film est surtout réaliste pour les t-shirts portés par Jesse Eisenberg, qu’il possède tous. Ensuite, il déclare que si Facebook existe, c’est avant tout pour le plaisir de construire et de coder des choses. Vrai ou faux ? Zuckerberg n’a sûrement plus le champ nécessaire pour nous parler de lui. Et peu importe, finalement, car vrai ou non, The Social Network est un film universel, qui pose une question simple mais éternelle : qui êtes-vous ?
Et côté cinéma, qu’en est-il, tout de même ? Et bien, c’est le pied. Tout d’abord grâce aux dialogues d’Aaron Sorkin. Je regarde actuellement la première saison d’A la maison blanche, et s’il y a bien une chose saisissante, ce sont les dialogues. C’est un pur bonheur à lire, c’est drôle, c’est malin, et surtout, ça ne s’arrête jamais, la cadence est élevée pour nous faire ressentir le côté speedé des employés de
Washington. Ici, c’est pareil : la première scène est une partie de ping-pong invraisemblable entre Mark et sa copine, et la création de Facemash est une merveille sous speed dans laquelle Jesse Eisenberg aligne les termes informatiques avec une aisance rare. Ses répliques lors des audiences entre avocats sont également savoureuses, et certaines méritent de devenir célèbres (
Si vous étiez les inventeurs de Facebook… Vous auriez inventé Facebook).
Le rythme, ensuite : le montage est génial et quand le film commence, on en sort qu’à la fin. Je parle encore de ce passage, mais dès que Mark s’installe à son bureau pour créer Facemash, c’est du pur bonheur qui défile devant nos yeux, montage parallèle entre sa chambre et la fête, plans très rapides sur l’écran d’ordinateur… Puis toutes les personnes qui découvrent Facemash et votent en groupe devant les photos des filles. C’est tellement bien calculé que c’est un vrai pied même pour ceux qui ne pigeraient rien aux mots Apache,
mySQL et autres. Bien sûr, d’autres séquences sont bien plus calmes, mais elles sont tout aussi réussies. J’avais un peu peur que les scènes juridiques soient un peu trop ennuyeuses, mais le fim switche entre le présent, le passé, d’une manière experte qui les rend tout à fait passionnantes. Et c’est aussi grâce aux acteurs…
Car bon sang, Jeisse Eisenberg ! Le jeune acteur rend parfaitement le côté fermé mais déterminé que Sorkin lui donne. Son visage exprime beaucoup d’émotions, son débit de parole, son ton, ses gestes… J’ai été conquis. Et tout le monde se débrouille bien, même Justin Timberlake, qui n’a désormais plus besoin de prouver à qui que ce soit ses talents d’acteur. Il campe un Sean Parker provocateur, sûr de lui, trop sûr de lui et qui finira par se brûler les doigts. Quand a Eduardo Saverin, ses meilleurs moments sont à chercher dans ses déclarations aux avocats, ou il apparaît déçu, dépité, et vraiment touchant. Quand aux jumeaux Winklevoss,
un détail amusant : ils ne sont pas deux, mais un, le visage du premier a été collé sur l’autre pour faire croire à deux jumeaux. Très fort.
Et la musique ? Un vieux fan de
Nine Inch Nails comme moi ne pouvait qu’être curieux d’écouter une bande originale composée par
Trent Reznor. D’autant que ses travaux plus ambient dans l’album Ghosts m’avaient bien plu. Le résultat est très bon, et se marie vraiment bien avec les images de Fincher. Le rythme dément de la scène de Facemash doit beaucoup au
morceau qui l’accompagne. Et la scène de départ du pub, dans la nuit de Harvard, doit toute sa mélancolie aux quelques notes de piano de
Hand covers bruise. Et cette vibration dans le fond semble dire au monde « vous ne le savez pas encore, mais quelque chose plane dans l’air qui va changer votre vie ».
Il y a quelque chose de frappant dans The Social Network : la façon que le film a de parler de Facebook sans s’arrêter une seule fois sur ce que le site a changé, entre les gens, tous les jours. A ce niveau, c’est presque de l’autisme, monter et gérer un business dont on semble oublier l’immense portée sociale. En fait, ces questions apparaissent pendant la création du site mais disparaissent à son lancement. Alors que pendant ce temps, des choses étaient certainement déjà en train de se passer. Un autre sous-thème du film est celui de la responsabilité sur Internet : Mark traite son ex de salope et parle de comparer les étudiants à des animaux de ferme. Une fois ceci blogué, deux étudiants débarquent dans la chambre de l’ex pour se moquer de son bonnet. Ce thème est d’autant plus parlant que l’actualité nous a récemment fourni
un exemple de connerie à ne pas faire. Avec ça, je me dis que The Social Network a de grandes chances de devenir culte auprès des geeks, plus qu’un Kick-Ass ou qu’un Scott Pilgrim, parce qu’enfin, un film parle de la génération Internet d’une manière sérieuse, traitant de sujets et d’enjeux qui la touchent. Rendez-vous dans quelques années ?
Pour finir, je vous passe quelques liens trouvés au hasard des recherches : tout d’abord, quatre articles du Harvard Crimson, dont
un devenu célèbre car c’est un authentique article sur la convocation de Mark Zuckerberg au conseil de discipline suite à son hack des trombinoscopes. Le second date de 2004 et parle de
la sensation montante sur le campus : Facebook. Un témoin se demande même si le site ne va pas s’essouffler en quelques mois…
Cet autre article est plutôt conseillé à ceux qui ont vu le film car il spoile un petit passage amusant. Enfin, celui-ci représente le mouvement
opposé aux final club et à leur idéologie élitiste et fermée.
Enfin, deux articles qui questionnent la réalité et la fiction dans The Social Network : sur
Slate et
Slashfilm. J’ai eu envie de lire le livre de Ben Mezrich, mais les critiques moyennes m’ont coupé l’envie. En revanche, je lirai avec plaisir une éventuelle traduction de
The Facebook Effect de David Kirkpatrick. Sauf si d’ici-là, nous sommes passés à autre chose… Mais ça, je n’y crois pas. Pas une seconde.
the social network
David Fincher (2010). Scénario :
Aaron Sorkin. Musique : Trent Reznor et Atticus Ross.
Jesse Eisenberg : Mark Zuckerberg.
Andrew Garfield : Eduardo Saverin.
Justin Timberlake : Sean Parker.
Et à part ça ? Le
Blu-Ray d’Enter the Void, le film choc de Gaspar Noé, sort le 1er Décembre prochain : au menu de l’édition Ultime, un livre de 44 pages de photos à couverture rigide, la version DVD, un DVD de bonus, et l’affiche du film. Notons que pour chaque édition, une version alternative plus courte de 20 minutes sera également proposée. L’occasion peut-être de régler certaines longueurs qui rendaient l’expérience encore plus éprouvante. Une sortie qui tombe à pic pour Noël…