La première fois que j'ai entendu parler de Hans Magnus Enzensberger, c'était dans un film de Nanni Moretti. De façon grave ou humoristique, le comédien et réalisateur italien citait à de nombreuses reprises cet auteur allemand dont l'éclectisme continue de m'émerveiller. La lecture de ce livre vous en apportera une preuve supplémentaire.
Dans cet essai traduit par Frédéric Joly, Hans Magnus Enzensberger s'interroge sur notre volonté de tout comprendre de façon rationnelle, de ne laisser aucune place à la notion de hasard. Ce qui aurait pu passer pour un livre ennuyeux devient, sous la plume de cet extraordinaire vulgarisateur, un vrai plaisir de lecture. Son humilité est toujours enthousiasmante. Elle vous interdit d'abandonner ce livre avant d’en avoir refermé la dernière page. Tel l’honnête homme, HME a le souci constant d'associer celui qui le lit à son travail de débroussailleur. C'est une lecture fraternelle à laquelle il nous convie ici. Il y a aussi une volonté de ne pas nous inonder de son – pourtant immense – savoir. L’auteur préfère soumettre à notre intellect quelques réflexions. Sur la foi par exemple :
Pascal alla même jusqu’à présenter la foi en Dieu comme un jeu, où nous avons à prendre une décision se résumant à un « pile ou face ». Il décida qu’il était plus sage de se décider pour l’existence de Dieu : qui a ce sujet parie et gagne, gagne tout ; mais qui perd, ne perd rien. Mis à part le fait qu’un tel calcul n’est, déjà en raison logique, pas très concluant, on préfèrerait par-dessus le marché le trouver étrange ou aberrant, mais il est, à n’en pas douter, sérieux ; car un janséniste convaincu comme Pascal était loin d’entretenir un rapport frivole aux questions religieuses.
Il nous parle de l'impossibilité de mesurer l'intelligence, des probabilités de gagner au loto, et surtout de perdre - Le loto ne reverse qu’environ 50 % des sommes versées. L’organisateur encaisse l’autre moitié -. Il y a dans la démarche de Hans Magnus Enzensberger une volonté d'inciter son contemporain à arrêter de courir pour consacrer quelques instants de réflexion à ce qui l'entoure. L'auteur soumet son époque à un regard souvent amusé. Il en montre les travers, comme cette volonté de tout mettre dans des cases, dans des boîtes. Pas seulement de chaussures d'ailleurs.
Ce sont toutes les grandeurs mesurables possibles qui sont susceptibles d’être saisies statistiquement, exactement de la même manière, qu’il s’agisse de l’espérance de vie, d’une erreur de message fortuite, du mouvement brownien en dynamique moléculaire, de la modélisation des projections de préjudices dans le cadre d’une assurance, ou du calcul des retraites. Si l’on mesure par exemple la taille du plus grand nombre possible de personnes, il s’avère bientôt qu’il existe relativement peu de géants et de nains. La courbe atteint son maximum avec la valeur moyenne. C’est une bonne chose à savoir si l’on est fabricant de chaussures. Car il ne serait pas opportun de fabriquer toutes les tailles entre 34 et 46 en quantités égales ; on ne parvient pas en procédant ainsi à écouler une quantité considérable de produits invendables.
Vous apprécierez comme moi j’espère les références à la crise financière laquelle semble être le point d'orgue à cette vaine recherche de rationalisation. Ce n’est pas la raison qui gouverne les salles de marchés. Et c'est bien pour cette raison qu'il y a danger. Et Hans Magnus Enzensberger de citer l'économiste britannique Ronald H. Coase, prix Nobel d'économie en 1991 et père fondateur de la théorie des coûts de transaction :
L’économie actuelle est un jeu théorique qui flotte dans les airs et n’entretient pratiquement plus aucun rapport avec ce qui se passe dans le monde réel
On aimerait tellement entendre plus souvent de tels propos qui en appellent d'autres, ceux d'Aristote dans les chapitres XVII et XXV de sa poétique cités également par Hans Magnus Enzensberger :
il est vraisemblable que parfois les choses se passent contrairement à la vraisemblance
Nulle part la prudence ne s’impose plus que là où l’idée d’infini entre en jeu nous dit l'auteur. Comme j'aimerais que cette parole soit intégrée par la majorité des acteurs politico-financiers.
Comme la maison Gallimard a bien fait de rééditer ce livre traduit par Lily Jumel et paru la première fois en 1975 ! Hans Magnus Enzensberger s'intéresse au personnage de Buenaventura Durruti, grande figure de l'anarchisme espagnol, tué en 1936 dans des circonstances qui continuent de faire débat. L'auteur part à la rencontre d'hommes et de femmes qui ont côtoyé la victime. Le livre permet aussi de mieux comprendre l'affrontement, au sein des Républicains, entre les fidèles de Staline et les tenants d'une politique plus radicale. C'est par peur de ne pas mater ces combattants jugés incontrôlables que les communistes livreront bataille aux anarchistes.
Ce livre polyphonique n'est pas seulement intéressant parce qu'il s'arrête sur un événement clef de la Guerre d'Espagne. Il interroge la notion de vérité historique. Y en a-t-il une ? Et si oui, comment la restituer dans un livre ? Faut-il multiplier les subjectivités pour approcher la réalité objective ? Le roman peut-il être un vecteur de la vérité ou faut-il trouver une autre forme littéraire ? Toutes ces questions sont abordées ici par l'auteur qui explique le sens de sa démarche.
Quiconque s'intéresse de près à ces rapports conflictuels entre mouvements de gauche espagnols dans les années trente serait bien inspiré de lire ce travail de Hans Magnus Enzensberger qui, pour l'occasion, fait davantage œuvre de documentariste. On ne peut que rapprocher ce livre important du non moins important film de Ken Loach Land and freedom.