Précarité : comment Sarkozy veut calmer la grogne sociale

Publié le 30 décembre 2010 par Juan
A l'inquiétude sociale, la réforme des retraites votée en novembre 2010 a ajouté l'amertume. Si elle n'a pas paralysé l'activité économique du pays comme à l'automne 1995 (crise oblige), la grogne sociale a été manifeste, durable et de grande ampleur. Même l'entourage du président l'a reconnu. En 2007, le candidat Sarkozy affichait déjà sa compréhension : « je sais que le chômage et, plus largement, la précarité du travail, sont votre principale préoccupation.» Et il promettait de réduire la pauvreté en ramenant la France au travail. Quatre ans plus tard, l'argument se veut plus discret. Il faut masquer l'ampleur de la précarité, car le gouvernement a décidé de serrer progressivement la vis en matière de dépenses sociales.
La précarité est massive mais cachée
On ne sait plus comment mesurer la précarité. Les statistiques se succèdent, et elles donnent le tournis. D'un simple point de vue économique, les estimations sont tout aussi nombreuses et diverses. Au total, un tiers des Français adultes peuvent être considérés comme précaires. Ce constat, rappelé par Gérard Courtois dans le Monde, provient du dernier rapport de Jean-Paul Delevoye, ex-RPR, Mediateur de la République devenu en septembre dernier président du Conseil économique et social par la grâce de Sarkozy lui-même. Delevoye chiffrait à 15 millions, «le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou 100 euros près.»
En matière d'emploi, les véritables bilans sont souvent publiés très tardivement. Exception faite des traditionnels bulletins sur le chômage enregistré par Pôle emploi, le ministère du travail livre ses riches informations au compte-goutte. Ainsi, il fallut attendre août 2010 pour lire le bilan de l’année 2009 « Emploi, chômage, population active », juin 2010 (c'est-à-dire après l'annonce des mesures gouvernementales en matière de retraites) pour celui de l'emploi et chômage des 50-64 ans en 2009, septembre 2010 pour celui sur « les allocataires du régime de solidarité nationale entre 2005 et 2008 ».  Et le seul bilan de la politique d'apprentissage publié à ce jour par la Dares concerne... l'année 2008. Tarder à livrer les évaluations chiffrées de sa propre politique est la première, et la plus sinistre, réponse au problème de la précarité.
On sait cependant que le manque d'emploi, avec tout ce qu'il entraîne de précarité économique, frappe près de 6 millions de personnes : 4,6 millions sont enregistrées chez Pôle emploi, dont 3 millions sans aucune activité ; s'ajoutent ensuite les temps partiels contraints et le chômage technique partiel en entreprise, tous deux évalués à près de 1,4 million de personnes en 2009, et le chômage non enregistré, chiffré à 850 000 personnes par la Dares pour 2009. En 2010, le chômage partiel a diminué, mais reste à un niveau élevé. Pour cet exercice, les données se font rares. En fouillant les statistiques de la Dares, au ministère du Travail, on trouve une estimation des stocks mensuels d'heures autorisées d’activité partielle, c'est-à-dire le volume d'heures de chômage technique éligibles à indemnisation, telles qu'enregistrées par les directions départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle. Que constate-t-on ? D'août à novembre 2010 (dernier mois connu), le volume d'heures autorisées en chômage partiel était d'environ 6 millions d'heures par mois. Un niveau nettement inférieur au pic de la crise (juin 2009 : 26 millions), mais toujours 10 fois supérieurs aux niveaux constatés avant août 2008.
En matière de revenus, un tiers des salariés français gagnent moins que le SMIC. L'INSEE complète le tableau avec ses évaluations sur la répartition des revenus des ménages : en 2008 (dernière information publiée, en décembre 2010), l'institut estimait que le revenu moyen par Français, toutes catégories confondues (soit 60 millions d'individus), s'élevait à 22 110 euros. 50% des Français vivaient avec moins de 19 000 euros par an. On relève ainsi que 5 millions de Français en famille mono-parentale vivent avec 15 500 euros de revenus moyens annuels (dont 900 000 femmes inactives avec 12 000 euros par an) et 1,1 million d'adultes seuls et inactifs avec 17 000 euros en moyenne par an. En zoomant encore un peu plus, on se rappelle que la pauvreté, telle que mesurée par l'INSEE, concerne 12,9% de la population (chiffres 2009). Autre indicateur, on estime à 5 millions le nombre de Français sans mutuelle complémentaire.
En ces temps pré-électoraux, on parle beaucoup de l'électorat populaire qui ferait défaut désormais à Nicolas Sarkozy. En 2007, on le résuma à cette « France qui se lève tôt » et qui n'aime pas qu'on vandalise ses cages d'escaliers. Mais les classes dites populaires sont bien différentes des clichés sarkozyens. Elles sont mal décrites par ces statistiques globalisantes. « La France populaire, celle des ateliers et des usines n’est plus celle des grandes métropoles mais une France périphérique, soit périurbaine, soit rurale » rappelaient deux chercheurs de la Fondation Res Publica, dans une tribune récente publiée par Libération. Le rabaissement d'une large frange du salariat d'employé à un rôle d'exécution pure, le très fort taux de chômage qui frappe ces milieux populaires, la perte de repères d'identification sociale à cause du jargon mondialisé actuel sont autant de symptômes de ces précarités mal définies et peu mesurées. D'une façon générale, la précarité en milieu rural (11 millions de personnes d'après l'IGAS) est très mal documentée. Le monde rural, lui, est caricaturé par l'argumentaire sarkozyen.
La rigueur est presque là
Le budget adopté pour l'Etat en 2011 ne représente pas l'immense cure d'austérité que d'aucuns, à droite (avec regret) ou à gauche (avec crainte), voudraient nous faire croire. Mais ce budget intègre nombre de réductions de dépenses sociales et de restrictions qui feront mal aux plus modestes.
En matière de dépenses, les dépenses d'intervention (subventions, aides sociales, etc) ne diminueront que de 1%, à 58,9 milliards. Quelle statistique ! Au gouvernement, on confie déjà que le retour au quasi-équilibre budgétaire d'ici 2013 devra nécessiter davantage d'efforts que ceux déjà décidés : « le gouvernement n'a rien fait pour arrêter la dérive des prestations sociales », traduit la journaliste Cécile Crouzel, dans le Figaro du 29 décembre. Et elle rappelle, par exemple, que François Baroin avait été empêché en septembre dernier de supprimer le cumul de l'allocation personnalisée au logement (APL) avec la demi-part de quotient familial, voire de limiter la revalorisation de l'allocation Adulte Handicapé. Mais il a quand même réussi à faire passer une réduction d'environ 15% des crédits de la politique de l'emploi. Et il n'y a pas de petites économies : l'aide juridictionnelle, jusqu'alors gratuite pour les bénéficiaires, sera désormais facturée 8,84 euros pour chaque plaidoirie ou représentation aux audiences de jugement. Autre exemple, le Conseil Constitutionnel a rejeté mardi 28 décembre le recours socialiste contre le nouveau droit d'entrée de 30 euros, voté par les députés UMP, qui sera exigible des bénéficiaires de l'Aide Médicale d'Etat, la couverture de santé gratuite offerte aux étrangers sans-papiers de faible ressources. Motif du rejet : « le paiement du droit de timbre (...) ne conditionne pas l'accès gratuit aux soins urgents » et, eu égard à son « faible montant », il « ne remet pas en cause les exigences constitutionnelles » de protection de la santé.
L'éducation, premier service public de l'Etat, sera l'an prochain la première victime des réductions de postes mises en oeuvre au nom de la Révision Générale des Politiques Publiques. L'école primaire, à laquelle la France consacre 15% de moins que la moyenne des pays de l'OCDE (cf. Le Monde du 29 décembre), perdra 8 967 postes d'enseignants l'an prochain. Le second degré baissera de 5 400 postes, dont 4 800 enseignants. Le ministère de l'Education nationale annonce pourtant une hausse prévisionnelle de 48 500 élèves l'an prochain. La cartographie des 16 000 nouvelles suppressions de postes (plus de 66 000 depuis 2007) témoigne également de curieuses préoccupations sociales : l'académie de Lille sera la plus touchée avec 806 postes supprimés (premier + second degrés).
En matière d'impôt, les ménages subiront environ 5 milliards d'euros d'impôts supplémentaires en 2011, sur les 11 milliards de nouveaux prélèvements votés à l'automne. La plus visible sera la hausse de la TVA sur les forfaits ADSL, d'environ 1 milliard d'euros.
En matière de santé, les ménages les plus modestes subiront de plein fouet les restrictions de dépenses votées en fin d'année : à compter du 1er janvier 2011, le taux de remboursement des médicaments à vignette bleue passera ainsi de 35 à 30%. « Les particuliers ne disposant pas de mutuelle ou d'assurance santé devront s'acquitter du reste à charge », rappelle le Parisienle tarif de la consultation des médecins généralistes passera à 23 euros, contre 22 euros actuellement, un cadeau décidé par Nicolas Sarkozy le 16 avril dernier ; le forfait hospitalier va également augmenter. Pour celles et ceux qui disposent d'une mutuelle, son tarif devrait augmenter de 2 à 5% en 2011, notamment en matière de santé où ces établissements répercuteront ainsi la nouvelle taxe sur les contrats responsables et solidaires (soit plus de 95% des complémentaires en France) décidée par le gouvernement. En 2008, il était en moyenne de 618 euros par an, contre 407 euros sept ans plus tôt.
Sarkozy et ses ministres « meublent »
Face à une précarité massive mais diffuse, avec des marges de manoeuvre budgétaire (volontairement) limitée, le gouvernement Sarkozy est quasiment contraint au « sur-place » en matière sociale. Il faut parler, concerter, discuter, mais surtout ne rien promettre. Les caisses sont vides ! D'ici à la campagne présidentielle officielle, le gouvernement devra donc faire traîner le sujet social, faute de moyens et d'ambitions. Il faut meubler.
La première action de Nicolas Sarkozy fut de s'adresser à de multiples reprises au monde agricole. Lors d'une dizaine de déplacements en 2010, le Monarque élyséen a fait mine de s'intéresser aux difficultés du monde rural. On lui avait expliqué que sa cote de popularité chez les agriculteurs avait sacrément baissé. Sarkozy, donc, tenta de nous dépeindre une réalité rurale héritée du 19ème siècle. A chaque visite, il choisit des thèmes quasi-identitaires d'un autre temps. La ruralité d'aujourd'hui est bien différente. Mais le story-telling sarkozyen vise à encadrer notre vision de la réalité.
La seconde mesure symbolique, si inutile que personne ne l'a commentée, fut la création du ministère des Solidarités Actives, confié à Roselyne Bachelot lors du dernier remaniement. La nouvelle ministre devait « incarner » les ambitions sociales du président-candidat. Son gros chantier est la prise en charge de la dépendance. Sur le sujet, le travail d'intoxication a déjà débuté. Dans un premier temps, Sarkozy, Fillon puis Bachelot lancèrent des chiffres alarmistes (30 milliards d'euros d'ici 3 ans), puis quelques pistes très ouvertes, comme celle de l'assurance privée. Puis, rapidement, la ministre Roselyne a « ciblé » ses objectifs : les « classes moyennes modestes », trop riches pour se bénéficier des minima sociaux, trop pauvres pour assumer seules le coût de la dépendance de leurs aînés; et les départements à ressources fiscales faibles, « essentiellement ruraux », qui ont du mal à financer leur quote-part de la dépendance.
La même Bachelot s'est déclarée décidée à ... se donner 6 mois pour ajuster le RSA jeunes. On croit rêver. Dès l'annonce de l'extension du RSA aux jeunes de moins de 25 ans, on savait qu'il ne concernerait que très peu de personnes. Les critères d'attribution étaient redoutables : il faut justifier de deux ans de travail à temps complet sur les trois années précédentes ! A peine 4 000 jeunes en bénéficient donc, alors que François Fillon, déjà premier ministre, nous en promettait 160 000 ! Mais pour Roselyne, il faut « commencer par identifier ce qui est à l'origine des difficultés. » En d'autres termes, ... gagner du temps !
La troisième action « sociale » du gouvernement fut le lancement de « concertations » sur l'emploi. Xavier Bertrand a bien l'intention d'occuper le terrain. A l'occasion de la publication des mauvais chiffres du chômage de novembre 2010, le ministre du travail Xavier Bertrand a donné l'exemple. Il a rappelé les consignes présidentielles : il faut cibler « les publics les plus fragiles au regard de l’emploi : les jeunes, les salariés peu qualifiés, les salariés ayant fait l'objet d'un licenciement économique et les chômeurs de longue durée. » En d'autres termes, il s'agit d'identifier quelques « niches », pour éviter de globaliser le problème et affronter ses propres échecs. Avec Nadine Morano il a ainsi entamé, le 20 décembre dernier, une concertation sur l'emploi des jeunes. Sarkozy avait promis d'augmenter le nombre de jeunes embauchés en alternance. Le 20 décembre, Xavier Bertrand aimerait simplifier les dispositifs existants, pour faire passer leur nombre de 600.000 actuellement à 800.000 en 2015. Il a aussi laisser entendre que la prime de 1 800 euros décidée en 2008 pour toute embauche d'un jeune en alternance ne serait pas coupée nette, mais de façon différenciée selon les profils. Le 24 janvier, Xavier Bertrand organisera également un « séminaire sur la revitalisation des territoires », une journée de « partages d'expériences », d'« échanges sur les motivations et résultats », et de tables rondes avec « des représentants des financeurs, des collectivités territoriales et de l’Etat ainsi que de la Commission Européenne. »
La quatrième action sera, à l'approche de l'élection présidentielle, de réactiver le sujet sécuritaire. Le discours de Grenoble fut un galop d'essai. La lutte contre l'insécurité est l'ADN politique de Nicolas Sarkozy. A quelques mois du scrutin, parions qu'il ressortira quelques promesses choc.
En résumé, la tactique sociale du gouvernement pour l'année qui vient est assez simple : primo, concerter pour montrer qu'on se préoccupe des problèmes; secundo, promettre un bilan dans quelques mois (idéalement 12, a minima 6) quand une critique se fait trop virulente ; tertio, divertir l'attention sur des débats connexes et parallèles.
Ami sarkozyste, où es-tu ? Concerte-toi.