Je publie ici le troisième épisode de l'entretien infini avec Patrick Beurard Valdoye. Principe des entretiens infinis, épisode 1, épisode 2.
17.11.07, de P. B.-V.
Mais qui êtes-vous donc chère Florence pour viser si juste dans mes préoccupations et mes "prétentions" ? D'où détenez-vous cette capacité de mise à nu des auteurs que vous lisez ? Oui, vous me comblez en parlant de féminité dans mon travail. Les femmes m'ont tant appris et j'admire leur faculté de transmettre autrement. Leur secret... Oui, j'ai l'ambition, si c'est possible, de poursuivre. Si je ne prends pas la grosse tête, à vous lire, à lire Pierre [Le Pillouër], ou bien quelqu'un pour qui j'ai une très grande estime : Elke de Rijcke. Et je crois que je vais vous faire plaisir (car si je ne sais presque rien de vous, j'ai cependant lu votre bio sur cipm) : Le prochain livre du "cycle des exils" sera en grande partie consacré à des musiciens que j'admire et me font vivre (j'écris tout le temps en musique) : Mahler, dont j'ai visité les recoins. Janacek; Bartok. Wolpe, etc.
An die Musik ! Patrick.
Juste encore une précision pour confirmer la féminité du Narré : j'ai commencé le livre par les pages sur le bombardement de Hanovre que vous avez saluées. Je voulais tellement rendre hommage (femmage) à l'admirable Helma, à son sacrifice. Elle m'a tellement émue dans les archives... confraternellement,
18.11.07, de FT
Savez vous qu'il est très rare, et ce n'est pas sans me surprendre, compte tenu de la plutôt bonne mémoire qui est la mienne, en tous cas pour les noms propres, que je retienne les titres des livres, or le Narré des îles Schwitters s'est imposé à moi immédiatement, j'aimerais bien d'ailleurs que nous en parlions de ce titre, un poème en soi à mon avis même s'il est aussi tout à fait programmatique (peut-on dire ainsi ?), en tous cas c'est un titre qui a pour moi quelque chose d'obsédant (voyez là s'il vous plait un compliment), il me trotte dans la tête, il revient, il refait surface, c'est très étrange).
Qui je suis pour.... ? : la seule chose que je peux peut-être dire, c'est que je suis une lectrice que je qualifierais de "naïve" si vous comprenez par là que je suis à l'écart des us et coutumes du métier et en particulier de cette propension de beaucoup de critiques littéraires à user des procédés de l'étude littéraire ou de l'analyse textuelle. Pour moi un livre n'est pas une chose morte à disséquer mais un corps vivant à sentir, à humer, à percevoir et je pratique d'ailleurs souvent une lecture flottante, un peu à l'instar de l'écoute flottante des analystes. Ne me fixant pas forcément sur le détail, ou sur certains (mes soulignés sont à ce titre assez révélateurs, et ces courts extraits autour desquels nous avons partagé quelques points de vue). Je note aussi, pratiquant beaucoup le "en lisant en écrivant" : j'écris à partir de ce que je lis, bref, je vis avec ce livre-là, le temps de cette lecture (et parfois au-delà comme c'est le cas, indéniablement avec le Narré, parce que sa lecture est pour moi aussi de l'ordre de l'expérience).
Quand vous me parlez de vos projets de Narré et du cycle des exils avec ou autour des musiciens, je suis dans un grand bonheur. Mais je n'avais encore jamais entendu parler de Wolpe. Or hier soir fouinant pour chercher de nouveaux disques de Morton Feldman (ma grande écoute, passionnée, du moment) je découvre qu'il a écrit non seulement une œuvre autour de Rothko mais aussi une qui s'appelle pour Stefan Wolpe et cela deux heures après que le nom me soit tombé pour la première fois sous les yeux, grâce à vous. Ces coïncidences sont toujours très curieuses et passionnantes.
bonsoir Patrick et à bientôt
Florence
et je découvre à l'instant, que Feldman fut un élève de Wolpe !
de P. B.-V.
….. Wolpe, rassurez-vous, très peu de gens, même dans la composition musicale contemporaine, connaissent. J'ai hésité à vous le mettre sous les yeux. Mais un besoin me l'a fait écrire malgré tout. C'était donc pour que cela déclenche cette coïncidence - cette concomitance spatiale - que vous avez remarquée. Si vous regardez sous cet angle mon Narré, vous allez voir à quel point presque tout fonctionne sur ce principe de coïncidences inexpliquées, ces rencontres improbables. A très bientôt, amicalement, Patrick
3 décembre 2007, de FT
Ce matin, j'ai lu l'article que vous m'avez envoyé [« Entretien Patrick Beurard-Valdoye et Philippe Boisnard » à Tanger, le 18 mars 2007, que l’on peut aussi visionner sur le site Libr-critique]. Des pistes en vue pour notre futur entretien. Pour l'heure je voulais vous dire que les "coïncidences" continuent : j'avais consacré un grand article à Portrait d'une dame d'Alain Frontier, dont vous parlez Vous parlez aussi dans cet article de J.-P. Bobillot qui m'a contactée spontanément (mais il y a très peu) pour me proposer divers articles, dont j'ai accepté le principe avec bonheur.... nous en sommes là pour l'instant.
je pense à mes futures questions. Et à vous, et à vos musiciens et à la Mitteleuropa....
amitiés, cher Patrick
florence
7 décembre 2007, de FT
Je vous propose de commencer notre entretien de façon un peu informelle, je pose les questions comme elles me viennent à l'esprit, sans trop faire le tri. Je vous propose aussi de me répondre de la même façon, c'est-à-dire librement, au fil des idées et de la plume, afin que nous rassemblions un matériau que nous pourrons toujours ensuite structurer. Il est aussi vraisemblable que dans vos réponses, je vais trouver d'autres pistes, d'autres questions.
Je commence un peu large, avant de me centrer sur toutes les questions autour du Narré, de la collecte des matériaux, de la construction, du lexique, etc.
Voici donc, ci-dessous, trois premières questions, pour amorcer l'échange....
à très bientôt
florence
• 1. D’où venez vous, Patrick ?
Autrement dit s’il est besoin de préciser la question, quel cheminement vous a amené à concevoir le cycle des exils et quelles en furent les étapes ? Si je reprends la note biographique publiée dans Poezibao, je lis : Patrick Beurard-Valdoye est né dans le Territoire de Belfort (France) et vit à Paris. Lors d'un séjour à Cork (Irlande) en 1974, il décide de se consacrer aux arts poétiques. Et un peu plus loin, à la suite d'un séjour à Berlin en 1982, il entreprend « le cycle des exils » en cinq volets.
Deux questions donc, que s’est-il passé dans ce séjour à Cork (une île) qui vous décide de « vous consacrer aux arts poétiques ». Et à Berlin pour que vous entrepreniez le cycle des exils. Et ce cycle a-t-il été pensé d’emblée, dans toutes ses étapes et tous ses personnages ou bien était-ce un projet général soumis ensuite à des recherches ?
• 2. Il y a un aspect extraordinairement pluridisciplinaire dans votre approche. Est-ce que cette pluridisciplinarité est présente dès vos années de formation. ? Que furent ces années de formation, sachant que j’entends formation aussi bien par les éventuelles études que par la lecture, la réflexion, tout ce qui peut amener un artiste progressivement à trouver sa voix, sa voie et à la maturité artistique ?
• 3. Pouvez-nous parler de ce pôle de l’exil ? Dans quelle circonstance avez-vous pris conscience que ce thème serait la structure de votre œuvre à venir ?
Je me suis demandé notamment si au travers de l’errance forcé d’un artiste en exil, Schwitters en l’occurrence, vous ne vouliez pas embrasser plus largement la destinée humaine dans le contexte d’aujourd’hui ?
8 décembre 2007, de P. B.-V.
Voici un début (fichier Word joint)
• Réponse 1
Cork : c’est la sortie d’une crise typique de l’adolescence, c’est une extraction du gouffre, où l’écriture joue un rôle salvateur. Je suis seul, loin, mon exil est apaisant, je baigne dans une langue étrangère, traversé de paysages fascinants, par surcroît dans un pays de poètes. Et voyant que l’écriture me reconstruit, je crois, avec une naïveté teintée d’arrogance, qu’elle peut en aider d’autres. Ma voie est là. Je serai un jour poète.
Deux remarques : poète. Pas écrivain, et dès le départ. Ça provient sans doute des usages allemands, où Goethe, Robert Musil, Thomas Mann et Günter Grass sont des Dichter ; mais aussi de l’Irlande, où Joyce est un poète fêté au point que son effigie fut reproduite sur des billets de banque. Un poète n’est pas cantonné au vers. C’est un artiste de l’écriture, exploitant toute forme si nécessaire, sauf les formes mortes.
D’autre part : un jour je serai poète. Futur. Ce sera un travail autant qu’un combat. « Poète ? Patrick tu seras un raté ».
Berlin c’est autre chose. Une île aussi. Berlin, le clitoris de la « DDR ». Je m’y rends pour un projet littéraire. Écrire un livre qui rend compte de mon attirance pour la culture allemande, essayer d’en dégager les enjeux, les origines. L’un des fils conducteurs est l’exil des huguenots français, l’influence de leur langue dans l’allemand ; les « fremdwörter », ces mots qui souvent sont des déformations superbes issues du français. Je commence à cette occasion une relecture des guerres de religion. Et je découvre qu’elles ont divisé ma famille jusqu’au milieu du XXe siècle.
D’où je viens ?
C’est en s’éloignant du foyer que l’on en prend conscience.
À Berlin, et par la suite, s’élabore Allemandes. Il n’y a pas volonté d’un cycle à ce moment. Mais l’exil est posé comme paradigme de ce qui suivra. Sauf que l’idée est de poursuivre l’itinéraire charpentant Allemandes, en gros des îles Rügen à l’Alsace. Diaire devient l’étrange relation de l’exil dans ce pays « étranger » qu’est la France. L’archétype épique en est Jeanne d’Arc, qui apparaissait dès Allemandes, interprétée sur scène par une actrice prussienne.
Au début de l’écriture de Diaire, je conçois un cycle de trois livres avec Mossa, j’en trace les itinéraires, mais dès le début de Mossa, je comprends qu’un quatrième livre devra suivre (La fugue inachevée) me ramenant en Allemagne, pour éclaircir ce qu’Allemandes n’a pu ou su résoudre. Car entre temps j’ai été confronté à de l’inattendu : à mesure que je m’intéresse aux histoires et aux souvenirs des autres, traversant des zones étrangères, des pans de mon histoire enfouie remontent à la surface. Une réalité qui concerne des milliers de personnes en France autant qu’en Allemagne, et sur laquelle les historiens n’ont jusqu’ici que très peu travaillé : les prisonniers de la « grande guerre », ces revenants des limbes.
Vous voyez, il n’y a donc pas de programme préétabli du cycle — un peu comme Zola avait listé l’ensemble des Rougon-Macquart d’un jet — mais une méthode tâtonnante, où chaque livre naît de la côte du précédent. La rigueur se voit torpillée par l’intuition, ou l’inverse. J’ai du reste à plusieurs reprises envisagé de clore le cycle, mais chaque fois s’imposait une nouvelle nécessité inattendue de continuité. Ce fut le cas pour le Narré des îles Schwitters prévu d’abord en dehors du cycle, quand j’ai été rattrapé par des coïncidences qui ont créé du lien, de la cohérence, du sens. Je travaille en ce moment au sixième livre du « Cycle des exils ».
• Réponse 2
Il ne faut pas compter sur moi pour vous parler de la formation scolaire ou universitaire. C’était dans un autre monde. Jamais ne m’a été offerte la perspective de montrer mon travail d’auteur à un enseignant. Cela aurait été tout simplement de l’inconvenance. L’enseignement supérieur a simplement été un cadre, un rail qui a prévenu de la déroute. L’essentiel se passait ailleurs, comme pour beaucoup de collègues de ma génération. Je n’ai eu ni maître, ni père. Des rencontres furtives ont semé, naturellement. Celle de Joseph Beuys à Berlin.
Ce mot de pluridisciplinarité relève à mes yeux du monstrueux et du vulgaire. La poésie — les arts poétiques — est une interrogation sur les savoirs, et au-delà, sur l’organisation des savoirs, leurs liens. Elle est par son histoire et son exigence même, un refus de la spécialisation. C’est politique, tout ça. Je fais mienne cette phrase audacieuse de l’ancêtre Philip Sidney : « la poésie est la plus ancienne des sciences humaines et les contient toutes ». Je pourrais évoquer mon émotion de jeune homme plongé dans la thèse de Louis de Broglie montrant que la lumière est corpusculaire autant qu’ondulatoire.
Cette conception élargie de la poésie a sans doute germé dans mon esprit d’adolescent en lisant Goethe, puis Novalis. L’œuvre complète traduite par Armel Guerne à peine parue, je m’en suis délecté. La même année paraissait le premier tome des œuvres de Tzara, et je me préoccupais depuis quelques mois de Hans Arp et Sophie Taeuber, deux fantômes strasbourgeois. Dada a eu une grande résonance, parce que j’y retrouvais l’esprit de mes jeux poétiques du lycée, à l’époque où j’ignorais tout des avant-gardes. Et je suis venu de la sorte à Schwitters, l’ami de Arp. Je fréquentais des étudiants artistes plasticiens. Parallèlement il y avait la musique contemporaine : Kagel, Stockhausen, Berio, Parmegiani, Feldman, pour ne citer que les stars, que j’allais découvrir au festival de Metz. J’y ai surtout rencontré John Cage. Toujours du furtif, mais quelle énergie, quelle foi transmises…
• Réponse 3
Très tôt dans mon projet, j’ai pris conscience du fait que l’exil était un pôle inhérent à la poésie. Que la posture poétique participait de l’exil dans sa langue maternelle. Et que partant, les arts poétiques pouvaient rendre compte de l’exil, en particulier par la forme. Qu’il fallait rechercher l’adéquation entre cette volonté de rendre compte d’exils, et une tentative de forme poétique, fût-elle à inventer.
Il ne s’agit donc pas tout à fait d’un thème, mais d’une nécessité générée aussi par les arts poétiques. J’ajoute que, appartenant à une génération ouest-européenne qui a la chance de ne pas avoir subi des exodes et des internements destructeurs, comme les générations qui me précèdent, je suis malgré tout, marqué, traumatisé. Nous portons sur les épaules cette horreur et cette culpabilité que les anciens nous ont transmises. Notre travail consiste alors à construire du sens libérateur, avec les témoignages, au-delà des témoignages, au présent, pour le présent, par des outils formels du présent. Notre travail consiste à inventer des formes artistiques rendant compte du témoignage des anciens, et rendant compte de la complexité des points de vue, de la douleur impossible à dire autrement que par un cri. Du reste la plupart des témoins ont préféré se taire, et ce silence, ces nœuds de souffrance transmis de génération en génération, il faut si possible les métamorphoser dans l’œuvre.
Schwitters en effet n’est pas seulement un cas singulier d’une époque particulière. Il a valeur de modèle et d’archétype. Il m’a notamment éclairé sur toute conduite à adopter face à une époque artistophobe.
à suivre