Il ne faut pas plus d’une heure pour le lire. Mais comme pour tous les essais de Régis Debray, le médiologue, on en sort changé, parfois ébranlé, en tout cas différent. C’est peu dire que je reviens régulièrement au volume des « Entretiens du patrimoine » que Debray avait dirigés voici quelques années ou au Cahier de médiologie sur le thème de la Route. J’y ai puisé une vision balayée de neuf du rapport du patrimoine à la mémoire et une notion beaucoup plus relative de ce que nous célébrons, de ce que nous refoulons et de ce que nous pensons enterrer définitivement sous l’excès de décors.
Je me replonge pour l’occasion dans le texte que Zoé Petre avait proposé il y a onze ans à Sibiu lors de la réunion inaugurale de la Campagne du Conseil de l’Europe : « L’Europe, un patrimoine commun » : « Finalement on parle de patrimoines matériels, mais c’est toujours l’imaginaire qui porte la pensée, qui définit un patrimoine comme fondateur ou comme historique. C’est une réflexion qui doit précéder le choix de l’aide que nous pouvons apporter » affirmait l’archéologue et historienne, alors conseillère du Président de la Roumanie Constantinescu.
Dans ce contexte, découvrir un petit ouvrage qui prend à contre-pieds nos habitudes de porosité, sous le titre « Eloge des frontières » a de quoi surprendre !
Je suis né à une époque où l’éloge des frontières reposait sur la stabilisation d’un monde issu d’un grand chaos et où l’optimisme était de règle, projetant à terme leur disparition, mais qui savait que la mesure temporaire la plus prudente visait à en contrôler les contours. Les négociations des partages ont ainsi massacré les espoirs des hommes pour des décennies.
Il aura donc fallu que j’attende la fin des années soixante-dix pour reprendre pied dans un espace ibérique débarrassé de ses guérites et la fin des années quatre-vingt pour accepter de dépasser les limites levantines du Burgerland au-delà de Vienne, sans inquiétude, sinon sans remords d’avoir attendu si longtemps pour oser transgresser les interdits des dictatures.
Et pourtant, je me retrouve avec mes enfants à la fin de la première décennie du siècle suivant dans une Europe que je pourrais facilement nommer « post-ouverture », comme l’on dit « post-moderne », où la frontière joue encore un rôle de ségrégation, par l’instrumentalisation dont elle fait chaque jour l’objet.
Je pourrais aisément paraphraser Zoé Petre : « On parle de frontière matérielle, mais c’est toujours l’imaginaire qui portela pensée et définit une frontière comme fondatrice ou historique. » En habitant aujourd’hui Bucarest, suis-je vraiment au-delà de la frontière, celle de Schengen ? Sinon dans l’imaginaire malsain de certains chefs d’Etat ? En habitant à Strasbourg, Evian, Echternach, d’où je contemple l’Autre Pays depuis mes fenêtres, suis-je condamné à revivre indéfiniment l’attirance de la transgression ou celle de la menace ?
Le « sol sacré de la patrie » celui qui se relie à une identité frelatée, identité ressortie pour les mauvaises causes, bute heureusement sur les « divers du monde » d’Edouard Glissant.
J’ai appris à vivre la diversité avec délice.
Qu’est-ce alors donc que cette Europe que je traverse de part en part, me heurtant parfois à des résistances molles, parfois à des dictatures sournoises. Régis Debray a le sens des plus belles formules : « C’est en Amérique du Nord, minimum de diversité dans un maximum d’espace, que les rues ont des chiffres. C’est en Europe qu’elles portent des noms. Par un bonheur qui s’est cher payé, il est vrai, elle a pour lot un maximum de diversité dans un minimum d’espace. » et plus loin encore cette autre formule de géopolitique réaliste… : « De là est né un finistère, tout en dentelles, avec quatre-vingt-dix-neuf balafres s’étendant sur deux cent cinquante mille kilomètres linéaires. Seulement la moitié d’entre elles suivent les lignes de partage des eaux, fleuves, rivières, lignes de crête. »
C’est peu dire que dans notre péninsule asiatique où Zeus nous a apporté une déesse afin que nous puissions nous nommer, nous avons dessiné le droit du sol en nous y reprenant à plusieurs fois.
Debray est anthropologue. Il sait que nous avons nos propres contours, notre propre peau et qu’en fait, de proche en proche,nous avons besoin de fabriquer d’autres peaux artificielles. Entre Caïn et Abel, le meurtrier est celui qui a créé la ville, la stabilité, la marque, la séparation, la limite du champ. Et pourtant, au-delà du meurtre, les successeurs d’Abel ont continué à transhumer en donnant son sens au paysage, en reliant entre eux tous les territoires « limités ». L’itinéraire qui se développe dans « l’orbi », n’est pas la négation de « l’urbi », il nous conduit d’une pensée à l’autreet donne sens à la diversité.
Les itinéraires, dans leur ensemble, servent-ils alors à réconcilier les deux enfants jaloux ? « La frontière a cette vertu, qui n’est pas seulement esthétique, de « charmer la route », en mettant un milieu plus ou moins anodin sous tension. Rien ne peut faire qu’il n’y ait du frisson au bout de l’allée, une île de Cythère à l’horizon de l’embarcadère. Là où le chemin creux s’enfonce dans le sous-bois, le monde se réenchante. D’où le « tropisme des lisières » chez tous nos chercheurs d’or. Le « rôdeur des confins », l’arpenteur des marches, l’ami du chien-et-loup (« ce qui n’est déjà plus l’ombre et pas encore la proie », disait Breton) ne peut avoir des antennes avec le merveilleux. »
Je reprends, ou plutôt je reprendrai mon errance quand la neige aura disparu. Mais l’hiver me fait obstacle en troublant la clarté des définitions. Où sont donc la route et la limite dans l’espace glacé ?
Régis Debray. Eloge des frontières. Editions Gallimard, 2010.
Photographies : frontière entre l’Autriche et la Hongrie, Sopron. Site du pic-nic Europa en août 1989.
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