Une tribune de Henri Peña Ruiz, à l'occasion de l'affaire du foulard de la militante NPA
l'argumentaire reste toujours d'actualité sur la question des religionsDans le contexte actuel d'une crise dont les milieux populaires sont les seuls à faire les frais, une solidarité de résistance peut se construire. Elle doit s'attaquer à tous les types d'aliénation, qui d'ailleurs vont de pair, et promouvoir tous les registres d'émancipation. L'émancipation sociale et économique, par la justice sociale, n'est pas opposable à l'émancipation laïque, précieuse pour l'émancipation des femmes comme pour l'instruction publique aujourd'hui menacée de privatisation.
On ne peut pas à la fois militer pour l'égalité des sexes et consacrer une tenue qui est instrument et symbole de soumission de la femme. C'est le cas du voile, qui ne répond d'ailleurs à aucune obligation religieuse. Il est donc surprenant que, dans une République laïque, on puisse présenter une candidate voilée alors qu'on dénonce tous les types d'aliénation.
Cela étant dit, j'aimerais soumettre aux dirigeants du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) quelques remarques amicales concernant les luttes qu'ils jugent prioritaires. Nous sommes d'accord sur un point essentiel, à savoir la nécessité de lutter contre un capitalisme dévastateur et son idéologie ultralibérale. Mais faut-il pour autant renoncer à défendre la laïcité, gravement menacée aujourd'hui ? Ce n'est pas un hasard, camarades, si cette menace va de pair avec la dérive ultralibérale du capitalisme.
D'abord, mon accord avec vous sur la lutte anticapitaliste. Les principes républicains de liberté et d'égalité risquent en effet de rester lettre morte si des rapports de force économiques et sociaux privent les exploités des moyens concrets de leur donner chair et vie. Marx dénonçait, dans le Capital, l'"Eden des droits de l'homme" dont l'incantation n'empêche nullement les rapports de domination de s'exercer, avec les conséquences ravageuses que l'on constate en matière de chômage, de précarité, et d'inégalités qui se creusent chaque jour davantage.
Il faut donc combattre ensemble l'idéologie ultralibérale qui entend déconstruire l'Etat social de droit, privatiser les services publics, détruire la solidarité redistributrice de l'impôt, briser le code du travail, généraliser la précarité des travailleurs pour les rendre encore plus aisément exploitables.
Maintenant, mon désaccord. Il serait erroné de considérer l'aliénation économique comme la seule qui compte et, partant, la seule qui doive être combattue. Jaurès militait pour une République à la fois laïque et sociale : il refusait, à juste titre, de disjoindre les deux exigences, leviers complémentaires d'émancipation. L'idéologie que nous combattons substitue la charité à la justice sociale, et cherche à rétablir les privilèges publics de la religion, en aggravant par la loi Carle la loi Debré de financement public des écoles privées, voire en remettant en cause la loi de séparation laïque de 1905 entre l'Etat et l'Eglise pour subventionner à nouveau des lieux de culte.
L'Etat, trop "pauvre" pour financer les services publics qui sont d'intérêt général, est assez riche pour financer des écoles privées religieuses alors que l'école publique, ouverte à tous, manque cruellement de moyens et de postes (14 000 suppressions de postes en 2009). L'Etat est aussi assez riche pour aider les banques qui ont joué au loto et provoqué la crise actuelle. S'agit-il de revenir à la formule d'un capitalisme sauvage doté du "supplément d'âme d'un monde sans âme"(Marx, Critique du droit politique hégélien) ?
La flatterie politique à l'égard des religions est rarement innocente. Elle les instrumentalise à des fins de compensation illusoire et mystifiante. Ce n'est pas la religion comme telle que la laïcité combat, mais cette instrumentalisation. La laïcité, c'est l'égalité de traitement de toutes les convictions, sans discrimination entre athées et croyants. La religion ne doit engager que les croyants et eux seuls. Il faut donc rétablir un principe de simple bon sens : l'argent public pour les services publics. Le pouvoir actuel bafoue régulièrement la laïcité, tout en s'inscrivant dans une dangereuse logique de choc des civilisations.
Il est clair que le débat sur l'identité nationale, assorti de la formulation contestable du président de la République ("la burka n'est pas bienvenue en France") constitue un contexte suspect et déplorable qui risque de disqualifier une cause juste (la laïcité) en la détournant vers un nationalisme d'exclusion qui joue un rôle évident de diversion par rapport à la gravité humaine et sociale de la crise en cours. Mais le détournement d'une cause juste invalide-t-il celle-ci ? Non, à l'évidence.
On doit donc contrer cette tentative de diversion, et mener le combat laïque en termes justes, aux antipodes d'une territorialisation nationaliste. L'opposition du national et de l'étranger est nauséabonde. Cela veut dire qu'il n'y a pas à rejeter une tenue parce qu'"elle n'est pas de chez nous", mais parce qu'elle est incompatible avec le droit et la liberté des femmes. Si c'est le cas du voile intégral ou du voile partiel, ce n'est pas seulement en France qu'il n'est pas "bienvenu". C'est partout dans le monde.
Nous avons un devoir de solidarité à l'égard des femmes qui, en Iran et partout dans le monde, refusent le voile. Il en va de nos responsabilités internationalistes. Que diront ces courageuses militantes si la République laïque à laquelle elles se réfèrent comme à un exemple consacre le port du voile qu'elles combattent ?
Nous leur devons notre soutien, et nous faillirions à notre devoir de solidarité en acceptant pour des personnes qui prendront part à la conduite des affaires publiques une tenue aliénante. Un pays laïque représenté par des élues voilées ? Quelle étrange façon de soutenir l'émancipation des femmes et la laïcité, ou de combattre l'exclusion sociale !
Quelle désolidarisation à l'égard de ces personnes qui risquent leur vie pour l'émancipation laïque ! Nul sacrifice d'une émancipation au nom d'une autre n'est en l'occurrence acceptable. Marianne ne porte pas le voile de la soumission, mais le bonnet phrygien des esclaves affranchis.
Henri Pena-Ruiz est aussi ex-membre de la commission Stasi, membre du Parti de gauche, dernier ouvrage "La Solidarité, une urgence perpétuelle" (Ed. Rue des Ecoles).