Le titre était intriguant : « The molecule of News« . L’auteur n’était pas un théoricien des sciences de l’information et de la communication, mais le rédacteur en chef du solide South China Morning Post, établi à Hong Kong. Bref, le contenu méritait d’être regardé de près. Après la cuisine, l’information allait-elle, à son tour, entrer dans l’ère du « moléculaire » ? Derrière cette question, se cache celle de la captation de la valeur dans la chaîne de l’information par les entreprises de presse.
Reginald Chua, comme de nombreux autres journalistes, s’interroge sur l’avenir de la presse. Il le fait à voix haute à travers son blog au titre explicite, (Re)Structuring Journalism. Pourtant le quotidien, South China Morning Morning Post, qu’il dirige (après être passé par le Wall Street Journal) depuis une année semble à l’abri des menaces qui pèsent sur les entreprises de presse: sa diffusion est stable, légèrement supérieure à 100.000 exemplaires, le supplément dominical se vend autour de 80.000 exemplaires, et le choix du « payant » pour le site en assure la rentabilité. Pour le journal, l’avenir paraît d’autant plus assuré, qu’il est aux portes du gigantesque marché chinois, promis, qui plus est, à une forte croissance.
Pourtant, Reginald Chua ne se satisfait pas de ces signes apparents de bonne santé. Comme il l’explique dans l’introduction de son blog, il faut regarder les faits:
Nous n’avons pas seulement besoin de réparer le modèle économique du journalisme. Il s’agit de bien plus que cela. Nous devons examiner la structure fondamentale de ce que nous faisons et comment nous le faisons. Sans oublier pourquoi nous le faisons.
Pour lui, les changements à introduire dans la fabrication de l’information ne se résument pas à poster des vidéos, utiliser le crowdsourcing, mettre des liens, bloguer… toutes choses devenues banales. Ce sont des évolutions plus fondamentales qu’il faut mener: Par exemple, écrit-il :
- de nombreux lecteurs lisent nos articles longtemps après qu’ils soient publiés. Nous n’avons pas tenu compte de ce fait et n’y avons pas adapté notre style de journalisme. Nous traitons l’information [il écrit: "the world"] comme si nous publions encore des journaux papier — simplement avec des éditions multiples.
- à de rares exceptions, nous n’utilisons pas réellement les nouvelles technologies numériques pour repenser la nature de ce que nous publions. (…) Bien sûr nous tweetons, utilisons FourSquare et géolocalisons nos articles. Et mettons des liens et produisons des diaporamas, et créons des forums. Mais nous n’avons pas réellement réfléchi sur ce qu’est un article —ce bloc basique auquel nous consacrons notre activité quotidienne. Cela ne signifie pas que nous devons faire exploser cette notion. Sans doute pas complètement. (…) Mais nous devrions examiner la structure de ce que nous faisons —qui a été construit autour de la vieille technologie du telex, du fait de remplir une page avec des mots, avec un bouclage quotidien— et le repenser à l’époque des larges bandes passantes, d’un espace de publication infini et avec des lecteurs qui ne sont plus enchaînés à nos bouclages.
Dit autrement, on ne construit pas des Prius, en améliorant la chaîne de fabrication des Ford T ! C’est à partir de cette réflexion que Reginald Chua introduit l’idée de l’information moléculaire (Molecules of News). Le déclic s’est produit à la lecture d’un article du New York Time, Computers that Trade on The News (littéralement: les ordinateurs qui font du commerce sur l’information), qui au sens strict ne concernait pas le journalisme, mais…
C’est l’histoire d’une dépossession
Dans cet article, le journaliste du NYT, Graham Bowley, explique que des entreprises [Bloomberg, Thomson-Reuters, Dow Jones] ont réalisé des programmes qui aspirent toutes sortes d’informations (news, commentaires, tweets, etc.) pour les analyser, et déterminer ce que le marché « sent » ou « dit ».
Dow Jones a compilé un dictionnaire d’environ 3700 mots qui peuvent signaler des modifications de « sentiment ». Les termes positifs incluront les plus évidents comme « ingéniosité », « force » et « gagnant ». Les termes négatifs seront [par exemple] « litigieux », « complice » et « risque ». Le logiciel identifie généralement l’objet d’une histoire et examine ensuite les mots réels. Les programmes sont écrits pour reconnaître le sens des mots et des phrases dans leur contexte, comme la distinction entre « terriblement », « bon » et « terriblement bon ».
Mais, les résultats de ces « programmes », qui agrègent des données destructurées, sont utilisés par d’autres entreprises comme, par exemple, Alpha Equity Management, une société de trading. L’un de ses gérants de portefeuilles, explique que les informations ainsi travaillées sont directement injectées dans le le système de trading du fond, et permettent ainsi d’en améliorer la rentabilité.
Pour Reginald Chua ce que raconte le New York Times, c’est l’histoire d’une dépossession et d’une incapacité de la part des médias à remonter dans la chaîne de la valeur:
Si une partie de la valeur est captée par des médias (Bloomberg, Thomson-Reuters…), la plus grande part l’est par d’autres personnes. (…) Cela met en lumière tout ce que notre industrie ne capte pas comme valeur. Il y a de la valeur non seulement à créer des atomes d’informations, mais aussi des molécules d’information— en fait, probablement plus de valeur. Des gens intelligents déploient des technologies toujours plus puissantes pour analyser et comprendre les mots que nous écrivons et les transformer en quelque chose de plus compréhensible et valorisable grâce aux agrégateurs; et nous sommes, les gens qui écrivons ces mots, avec la capacité de les écrire dans des formats plus structurés et dans des formats plus facilement agrégeables. De la sorte nos mots auraient plus de valeur et nos lecteurs vivraient mieux. Et nous ne le faisons pas.
Il n’y a sans doute pas de solutions faciles, mais à l’évidence les réflexions de Réginald Chua ouvrent des pistes pour mieux exploiter la masse d’informations qu’accumulent toute entreprise de médias autrement qu’en se contentant de placer quelques liens « pour faire remonter les archives ».