Bien que l’expression de « nation-building » sonne beaucoup plus constructive et bien intentionnée que la destruction et la mort qui ont normalement accompagné l'utilisation de la puissance militaire américaine dans le monde, cela ne change rien au fait que les tentatives de construire des nations sont très largement susceptibles d'échouer. Les bâtisseurs de nations omettent une distinction faite par l’économiste Ludwig von Mises il y a presque un siècle : une nation n'est pas nécessairement la même chose que « l'État ». Dans son petit ouvrage largement sous-estimé, Nation, État, et Économie, Mises a fait valoir que les « nations » ne sont pas définies par la géographie ou par les institutions politiques, mais plus fondamentalement par la langue et d'autres institutions culturelles similaires qui fournissent une base pour « la compréhension mutuelle. »
Par conséquent, la nation, selon Mises, ne peut pas être comprise comme un objet statique que l'on peut manipuler comme l’on veut: « Les nations et les langues ne sont pas des catégories immuables, mais plutôt les résultats provisoires d'un processus en constante évolution, ils changent de jour en jour, et nous voyons donc devant nous une richesse de formes intermédiaires, dont la classification exige une certaine réflexion. » Dans le langage de l’économiste et philosophe Friedrich A. von Hayek, les nations sont des « ordres spontanés » qui émergent dans les choix quotidiens des personnes quant à la langue qu'ils utilisent et aux autres façons qu’ils ont de participer ou de se retirer d'une large gamme de pratiques culturelles. Seules les personnes elles-mêmes constituent une « nation » par leurs propres choix individuels.
Et ce sont les nations constituées de cette façon qui prennent la décision de créer un État. Selon Mises, les États imposés aux nations par les princes sont voués à l'échec parce que ces derniers tentent habituellement d'éliminer toutes les formes de communauté qui se trouvent entre le prince et le peuple. Si une communauté ne vient pas de l'État, elle doit être dissoute. En d'autres termes, les États imposés tolèrent mal, et détruisent, les connexions délicates, complexes, et développées qui constituent une véritable nation.
En s'engageant dans la construction de nations, les gouvernements entreprennent une tâche qui n'est pas différente en principe de la tentative de planifier l'économie. Une fois que nous comprenons que de vraies nations sont la conséquence involontaire de processus culturels décentralisés impliquant des millions de choix de millions de personnes, l'absurdité d'essayer de bâtir une nation comme s'il s'agissait d'un jouet d'enfant ou même d’un gratte-ciel devient claire. Une fois que nous commençons à traficoter dans des processus qui sont complexes et dont les connections causales pertinentes dépassent notre capacité de compréhension, nous sommes certains de produire des conséquences inattendues et indésirables précisément parce que nous agissons avec l’hubris d’un planificateur central.
Comme l'économiste Chris Coyne le souligne dans son excellent livre, After war (Après la guerre), la reconstruction d'après-guerre (qui est une forme du nation-building) souffre de la même sorte de problème de connaissance que la planification de l’économie. Si Mises et Hayek ont eu raison sur l'impossibilité de la planification socialiste parce que les économies sont tout simplement trop complexes pour être supervisées par un seul esprit, alors la construction d’une nation est également impossible, car les liens sociaux partagés qui forment la langue et la culture ne sont pas moins redoutables dans leur complexité. Tout comme l'intervention des planificateurs de l’ économie entraîne inévitablement des résultats qui vont à l'encontre de leurs objectifs déclarés, ce qui les conduit à intervenir à nouveau pour résoudre ces problèmes, de même la construction de nation crée une résistance et de nouvelles formes de culture et de communauté qui font échouer les desseins des constructeurs. Les bourbiers de l'Irak et l'Afghanistan sont une preuve évidente de cet argument.
Peut-être en raison des alliances accidentelles créées par la guerre froide, beaucoup ont-ils oublié que la tradition libérale classique est anti-impérialiste et cosmopolite. Les libéraux classiques ont toujours cru que la meilleure façon d'encourager le développement national passe par les échanges de marchandises, de services et d’idées, et non par une intervention menée au nom de l’aide aux autres. Les nations et les cultures ne peuvent pas être construites par les extérieurs, même les mieux intentionnés ; ces choses changent et évoluent, tout comme les marchés qui font partie d'elles. Cela n'est qu'une autre « présomption fatale » de penser que les nations ont été construites par quelqu'un ou que nous pouvons aujourd'hui les reconstruire.
Les ordres spontanés de la langue et la culture, qui sont les caractéristiques essentielles du fait national, fonctionnent mieux lorsque leur évolution est laissée à leurs citoyens. Le mieux que nous puissions faire pour soutenir l'émergence de « bonnes » nations est d'encourager l'évolution sociale sans entraves au sein de ces nations et de s'abstenir de penser que nous pouvons construire quelque chose de mieux.
Steven Horwitz est professeur d’économie à la St Lawrence University aux USA.
Article paru initialement en anglais sur le site du Freeman et dont la première publication en français date du 4 octobre 2010 sur notre site.