" Sur son empire, celui de la beauté, le soleil ne se couchera jamais"
S'attaquer à la vie aussi mythique et fascinante qu'énigmatique d'Helena - née Chaja - Rubinstein est exercice périlleux: L'Impératrice de la beauté a soigneusement entretenu des légendes sur son compte, dont il est malaisé de dégager le vrai du faux... Un défi que la journaliste Michèle Fitoussi relève avec brio, traçant, au prix d'un impressionnant travail de sources, le destin d'une femme hors du commun. Si elle revendique la liberté du roman pour les réparties et états d'âme qu'elle prête à son héroïne, Michèle Fitoussi éclaire de la sorte la personnalité de "Madame", dévoilant un portrait psychologique particulièrement accrochant.
" Son caractère est certes impossible. Ses sautes d'humeur, son irascibilité, son autoritarisme, sa tyrannie n'ont fait que s'aggraver avec l'âge. Tous la craignent, tous l'évitent quand sa fureur se déchaîne, tous s'en plaignent dès que l'orage est passé, en redoutant que la foudre ne leur tombe dessus à nouveau. Mais au fond - et tous le savent aussi - cette Helena qui les terrorise peut aussi se montrer tendre, généreuse, aussi démunie qu'une enfant devant les émotions qu'elle éprouve. Tour à tour, ses multiples personnalités apparaissent sans qu'il soit possible de décider laquelle est la véritable. Le sait-elle elle-même?"
Née le 25 décembre 1872, dans un faubourg de Cracovie, la jeune Helena débarque en Australie, à l'âge de 24 ans, dépêchée par sa famille qui désespère de la marier. Elle emporte dans ses bagages 12 pots d'une crème-miracle, administrée par sa mère sur les visages de sa nombreuse progéniture. Ce viatique se fera vocation: Helena n'aura de cesse, sa vie durant, de chercher les formules d'hydratation dermique les plus scientifiquement probantes et de fonder, de la sorte, l'empire d'une fortune colossale. Une fortune élaborée au prix d'un travail acharné, d'intuitions commerciales et relationnelles, de génie. D'Australie, Helena Rubinstein partira à la conquête de l'Europe - Paris, Londres - et puis de New York, terrain de la rivalité constante qui l'opposera à Elizabeth Arden.
Mariée deux fois, mère de deux fils, elle multiplie les absences et les maladresses à l’égard de son proche entourage. Dotée pourtant d'un solide sens familial, elle emploiera de nombreux membres de sa famille à des postes-clés de son industrie cosmétique, les accablant de travail et des effets de sa générosité. Collectionneuse d'art compulsive, elle aime aussi les bijoux - s'en achète à chaque crise conjugale - les toilettes de haute couture et les réceptions raffinées. L'ensemble de ces traits s'alliant fort à propos à l'image imprimée à sa marque.
Au-delà du portrait en tous points passionnants que Michèle Fitoussi trace d'Helena Rubinstein, l'intérêt de l'ouvrage réside aussi en celui de l'époque : Belle-Epoque, guerres et leurs conséquences immédiates, prémisses de l'émancipation féminine, avènement d'artistes, d'écrivains et de personnalités diverses... sont rendus particulièrement palpables sous la plume alerte de l'auteur.
Une lecture hautement recommandée.
Apolline Elter
Helena Rubinstein. La femme qui inventa la beauté, Michèle Fitoussi, Grasset, 494 pp, 22 €
Billet de faveur
AE: Michèle Fitoussi, tracer le portrait d'Helena Rubinstein, est, on l'a vu, rendu particulièrement difficile par les légendes que celle-ci entretenait soigneusement, sur ses origines, son niveau d'instruction,.. les mensonges attachés à son âge. Vous protestez: "Pourtant la réalité est mille fois plus passionnante que celle qu'elle s'est obstinée à embellir". Il y avait "urgence" pour vous de rétablir la vérité?
Michèle Fitoussi: Non pas urgence...Mais un fort intérêt pour un personnage que j’ai découvert par hasard, en lisant un ouvrage qui lui était consacré. Ecrire une biographie vous rend modeste : que sait-on vraiment sur ceux qu’on choisit de raconter ? Il reste toujours des zones d’ombre et c’est tant mieux. Celles d’Helena Rubinstein sont importantes, elle avait choisi de mentir. C’était amusant de découvrir une partie de ce qu’elle cachait, par recoupements historiques, témoignages lectures, intuition.
AE: Un ouvrage à ce point documenté - et intéressant car vous rendez l'époque, en même temps que le portrait de "Madame" - cela demande un travail considérable:
Michèle Fitoussi: Deux ans de travail, un an d’écriture. J’aurais pu travailler plus encore, on est toujours frustré de rendre sa copie. Mais c’était passionnant. J’ai appris beaucoup de choses sur les époques et les pays qu’elle traverse, sur l’entreprenariat de la beauté, sur l’émancipation féminine, un sujet que pourtant je connais bien. J’ai lu beaucoup aussi, quelques bios qui lui ont été consacrées, des livres sur des sujets précis (Lehman’s Brothers ou Montparnasse des années folles, voyages en paquebots ou antisémitisme aux Etats Unis ) et traqué la presse et les documents d’époque sur Internet.
AE: Si vous deviez présenter l'ouvrage à Helena Rubinstein, quelle serait, pensez-vous, sa réaction?
Michèle Fitoussi: « Pourvu que vous parliez d’elle c’est tout ce qui compte » m’avait dit sa petite cousine Litka Fasse quand je l’ai interviewée sur son illustre parente. Helena Rubinstein dirait sans doute qu’il y a beaucoup de manques et sans doute pas mal d’erreurs et elle aurait raison !
AE: La genèse des crèmes, le sérieux avec lequel Helena Rubinstein effectue ses recherches, s'entourant des meilleurs spécialistes de l'époque dote la marque d'un aura positif: on a envie d'acheter les produits... L'avez-vous réalisé en rédigeant cet opus?
Michèle Fitoussi: Pour tout vous dire, j’ai d’abord pensé au personnage : sa vie me fascinait… Je ne connaissais pas les produits mais la marque qui m’a généreusement ouvert ses archives sur Helena Rubinstein m’en a fait essayer quelques uns. Ce qui est dommage c’est qu’au moment où le livre sort, la marque ne va plus être distribuée en France que sur Internet. En même temps, j’ai pu découvrir, qu’en France et en Belgique, les gens qui travaillent pour Rubinstein sont très attachés au personnage et aux produits et ont à coeur de les défendre. C’est un lien très affectif… Tous et toutes la connaissent par coeur et ont toujours envie d’apprendre sur elle. Au cours d’une rencontre signature à Bruxelles, à la librairie Filigranes, une partie du staff est venue m’écouter : ce sont des passionnées.