Présomption de paternité légitime et établissement du lien juridique de paternité au profit du père biologique
par Nicolas Hervieu
De 1990 à 1998, trois enfants sont nés de l'union d'un homme et d'une femme vivant ensemble depuis 1989. Toutefois, lors de ces naissances, la mère était encore liée par un précédent mariage car, bien que séparée de son époux, aucun divorce ne fut officiellement prononcé. En application de la législation bulgare et de " la présomption de paternité légitime " (v. le célèbre adage : " Pater is est quem nuptiae demonstrant (est le père celui que le mariage désigne) " - § 31), le lien juridique de paternité fut donc établi non pas à l'égard du père biologique mais à l'égard de ce mari, mentionné sur les trois actes de naissance comme le père de ces enfants et dont le nom est d'ailleurs porté par ces derniers. En 2002, la femme quitta son compagnon ainsi que ses enfants pour s'installer avec un autre partenaire. Peu de temps après, le père biologique des enfants - ancien compagnon de cette femme mais toujours en charge, seul, de ces enfants - pris conseil auprès d'un avocat afin de faire établir officiellement sa paternité. Mais l'avocat consulté l'informa que la législation bulgare ne lui permettait pas de contester la présomption de paternité légitime du mari. Seuls " la mère, dans un délai d'un an après la naissance, [... et] son mari, dans un délai d'un an après qu'il a appris la naissance " pouvaient accéder à cette action en désaveu de paternité, élargie depuis le 1 er octobre 2009 et l'entrée en vigueur du nouveau code bulgare de la famille " à l'enfant dans l'année suivant sa majorité, c'est-à-dire l'année de ses dix-huit ans " (§ 15-16). En conséquence, le père biologique ne pouvait établir juridiquement sa paternité à l'égard de ses enfants.
Saisie d'une Cour EDH, Ch. 27 octobre 1994, une telle vie " Cour EDH, Dec. 5Cour EDH, 2Cour EDH, Ch. 26 mai 1994, tenir compte de " allégation de violation du droit au respect de la vie familiale (Art. 8) , la Cour européenne des droits de l'homme estime ici à l'unanimité qu'il n'y a pas lieu de condamner la Bulgarie au titre de ce grief . Pourtant, le point de départ de l'analyse strasbourgeoise semblait favorable au requérant car il était rappelé que " là où l'existence d'un lien familial avec un enfant se trouve établie, [les Etats parties doivent] agir de manière à permettre à ce lien de se développer [..., à l'aide notamment d'] une protection juridique rendant possible, dès la naissance ou dès que réalisable par la suite, l'intégration de l'enfant dans sa famille " et surtout que " le "respect" de la "vie familiale" exige que la réalité biologique et sociale prévale sur une présomption légale heurtant de front tant les faits établis que les vœux des personnes concernées, sans réellement profiter à personne " (§ 37-38 - Kroon et autres c. Pays-Bas, Req. n o 18535/91). Or, de tels principes sont jugés applicables à la situation de l'espèce, la relation unissant le père biologique à ses trois enfants relevant bien du droit au respect de la vie familiale. Pour l'affirmer, outre un rappel qu' englobe également les relations entre les partenaires non mariés et entre ces derniers et les enfants nés de cette relation e Sect. 31 août 2010, [...]e Sect. 27 avril 2010, Moretti et Benedetti c. Italie, Req. n° , et ce nonobstant l'existence ou l'absence de lien de filiation légalement établi " (Keegan c. Irlande, Req. n° Valérie Gas et Nathalie Dubois,Req. n° 25951/07 -la nature de la relation entre les parents naturels, ainsi que l'intérêt et l'attachement manifestés par le père naturel pour l'enfant avant et après la naissance " (§ 40). Or, ici, " ADL du 16 septembre 2010 ; 16318/07 - ADL du 6 mai 2010 ; 16969/90; Catégorie "situation de famille"), la Cour indique la longue cohabitation des deux partenaires et la naissance de trois enfants au cours de celle-ci sont des indices suffisants pour que soit admise l'existence d'une cellule familiale de facto, au sein de laquelle le requérant a pu développer des liens d'affection avec les enfants de sa compagne " (§ 42).
Cette reconnaissance d'une " vie familiale " ne débouche toutefois pas sur le constat de violation du droit garanti à l'article 8, ou plus précisément de " l'obligation positive [dérivée de cet article] en vertu de laquelle [les Etats parties] doi[vent] permettre la reconnaissance légale et l'épanouissement de ces liens familiaux " (§ 45). Avant de parvenir à une telle conclusion, les juges strasbourgeois exposent d'importantes considérations qui, à leur yeux, atténuent significativement la portée de cette obligation positive sur les " effets de la législation bulgare en matière d'établissement et de désaveu de la paternité sur le lien établi entre un homme et les enfants dont il affirme être le père biologique " (§ 46) et accroissent corrélativement la marge d'appréciation dont dispose les Etats à ce sujet. Selon la Cour, " il ne lui appartient pas de se substituer au législateur national en déterminant, par exemple, si oui ou non, voire dans quelles conditions, la personne prétendant être le père biologique d'un enfant peut être autorisée à contester la présomption de paternité légitime du mari de la mère " (§ 48) et ce, pour deux raisons principales : d'abord, " dans le processus de réglementation dans le domaine de la filiation paternelle et du renversement de celle-ci, les choix du législateur national entre telle et telle solution sont délicats à opérer et qu'ils peuvent être influencés par des considérations d'ordre différent - moral, éthique, social ou religieux " (46) ; ensuite, " les données de droit comparé dont [la Cour] dispose [v. § 23-25] révèlent l'absence d'une approche commune dans la législation de vingt-quatre pays signataires de la Convention quant au point de savoir si le père biologique doit être autorisé à contester la filiation paternelle présomptive de ses enfants naturels" (§ 47). Si un tel contexte n'annihile pas ipso facto toute protection de la vie familiale du père biologique - puisque l'Etat doit à ce titre et malgré tout " ménager un juste équilibre [...] entre les intérêts concurrents de la société tout entière et des personnes concernée " (§ 48) -, force est de constater qu'il fragilise fortement sa prétention à la reconnaissance juridique du lien de paternité.
Pour reprendre la métaphore strasbourgeoise, deux éléments semblent avoir fait penché la balance de façon déterminante au détriment du père biologique.
Premièrement, il est relevé que malgré l'impossibilité de faire concorder filiation juridique et filiation biologique, " à aucun moment depuis la naissance des enfants le requérant n'a été empêché de vivre avec eux ni par les autorités ni par son ex-compagne ou par le mari de cette dernière " (§ 49). Plus précisément, " le requérant et ses trois enfants ont formé une famille monoparentale de facto et l'existence de cette famille n'a aucunement été menacée pendant plusieurs années, et ce en dépit de l'absence de toute filiation juridiquement établie " (§ 50).
Deuxièmement, la Cour considère que " le droit interne [bulgare] offrait au requérant des possibilités pour pallier [les] inconvénients " (§ 51) et obstacles liés au refus de renverser la présomption de paternité légitime. Est ainsi pointée une procédure de placement des enfants (§ 52 et 17) ainsi qu'une voie qui aurait permis - et permet encore pour deux des trois enfants - au père biologique " d'établir un lien juridique de parenté [...en] demand[ant leur] adoption " sans que cela ne nécessite, dans les circonstances de l'espèce, l'accord des parents légitimes (§ 53). De plus, l'évolution récente de la législation permet aux enfants - sous conditions (§ 16) - " de contester, s'ils le désirent, la présomption de paternité du mari de leur mère " (§ 55). En conséquence, même si la Cour reconnaît les importants aléas de ces procédures, elle reproche assez sévèrement au requérant sa " passivité " face à ces opportunités et refuse donc de condamner la Bulgarie pour violation du droit au respect de la vie familiale (§ 56)
pour la France, qui fait partie des Etats où " Le raisonnement de la Cour européenne des droits de l'homme, notamment s'il est lu a contrario, tend à révéler les hypothèses où le refus de permettre au père biologique de renverser la présomption de paternité légitime - et donc d'établir juridiquement sa propre paternité - emporterait violation de l'article 8. Tel serait par exemple le cas si - dans une situation factuelle équivalente c'est à dire sans autres acteurs parentaux 'effectifs' - ce refus empêchait le père biologique de maintenir ou créer une vie familiale avec ses enfants (ce qui, de l'aveu même de la Cour, est l'hypothèse la plus fréquente car " en règle générale le but même de la contestation de la filiation paternelle présomptive par le père biologique est d'établir des relations personnelles et familiales avec les enfants dont il est le géniteur " - § 50) et si aucune autre voie n'était ouverte dans la législation de l'Etat concerné pour contourner - même indirectement - cet obstacle ( la législation interne permet au père biologique de contester la présomption de paternité de ses enfants naturels même au cas où ces derniers seraient socialement intégrés dans la famille de leur père et mère légitimes " - § 24 -, v. les articles 312 et s. du code civil).
une autre Section de la Cour a récemment identifié une "Cour EDH, 4 La solution d'espèce n'est pourtant pas sans susciter diverses interrogations. En particulier, à supposer que l'on puisse admettre " le pouvoir de discrétion des autorités internes de légiférer dans le domaine de la filiation et des relations nouées entre les parents et leurs enfants ", il est plus douteux que l'on se satisfasse de l'affirmation selon laquelle ce pouvoir " a été utilisé [ici] pour assurer la protection des intérêts des enfants " (§ 55). Car, au delà du fait qu'une telle perspective occulte trop largement l'intérêt du père biologique pris isolément, si l'on se place du seul point de vue de l'intérêt des enfants, il est pour le moins paradoxal d'estimer que cet intérêt justifiait ici le maintien d'une filiation légitime fantôme (le père juridique n'ayant jamais joué aucune rôle) et l'affaiblissement corrélatif de la filiation biologique - et ici sociale. De plus, même si la recherche d'une concordance entre paternité biologique et paternité juridique n'est pas toujours pertinente, tendance [...] à une plus grande protection du droit d'un enfant à voir établie sa filiation paternelle" ( e Sect. 6 juillet 2010, Grönmark c. Finlande et Backlund c. Finlande, resp. Req. n° 17038/04 et 36498/05 , § 52-53 - ADLdu 7 juillet 2010; catégorie "droit des enfants"). Surtout, elle le fit dans un contexte, certes bien différent, mais où l'intérêt de l'enfant et celui du père - ainsi que de ses héritiers - étaient potentiellement discordants. Or dans la présente affaire, ces intérêts étaient clairement convergents.
Le " Pater is est quem nuptiae demonstrant (est le père celui que le mariage désigne) " du Code Justinien n'est pas frontalement mis en cause par la Cour de StrasbourgActualités droits-libertés du 26 décembre 2010 par Nicolas HERVIEU
Les lettres d'actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common