Ce tapis, des gens s'y sont peut-être aimés dessus, il me plaît à le penser... En tout cas, les pantoufles de ma grand'mère l'ont foulé, un chien y a pissé copieusement, puis dégobillé, il y a bien longtemps, j'y ai fait avec mon frère des empilages étonnants de cubes-châteaux forts dans les années cinquante, j'y ai dormi, l'ai considéré très sérieusement comme un tapis volant quand j'étais môme et il a décollé, je l'affirme, il a été mon territoire, frontière inexpugnable, impossible à franchir par les adultes, adulte j'y ai, à nouveau, fait de vraies siestes, indispensables à une bonne santé physique et mentale, j'y ai lu et écrit en position couchée, mon chat à présent, hélas, le laboure abondamment de ses griffes-rasoirs, il a été battu au grand soleil d'été pour le vider de ses miasmes-poussières, aspiré un milliard de fois, il a été mis au rebut dans un grenier pendant des décennies, il est dans mon salon, il a sûrement encore en lui - c'est scientifiquement prouvable - quelques traces grains de sable, pollens, incrusté dans ses fibres par le vent du désert shehili, il a pris la mer avec ma grand'tante pour arriver en France après la guerre...
Il a servi, on s'est servi de lui, je devrais, raisonnablement l'emmener d'ici peu dans la bouche gourmande d'une benne qui l'attend à la déchetterie d'Amou car l'on me dit qu'il ne ressemble plus à rien, qu'il a fini de vivre mon tapis. Je ne peux m'y résoudre mais le ferai probablement. Ne pas s'attacher à un objet me dit-on encore. Impermanence. Le vent l'emportera...