Je le confesse sans honte et sans rougeur, l’écriture de ce billet a été principalement motivée par l’engloutissement déraisonné d’une série télévisée : Treme, du nom d’un quartier de la Nouvelle-Orléans, réalisé par l’excellent David Simons (aussi connu pour son œuvre The Wire, véritable somme de monographies sur la ville de Baltimore).
Ce spectacle de l’industrie télévisuelle américaine, lettre d’amour à la Nouvelle-Orléans, m’a replongé dans l’intensité des sensations qui m’ont ému, une première fois, il y a environ vingt mois, alors que je découvrais la ville de la Nouvelle-Orléans au cours d’un voyage d’études avec l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Montréal.Je ressens encore pleinement cette agitation soudaine, qui, en fin de séjour, me secouait tandis que j’arpentais fébrilement les rues à vélo : pour la première fois, j’étais tombé amoureux d’une ville. J’en étais même saoul, de musique et de fêtes, d’un cadre idyllique où des maisons magnifiques semblent nous signifier un rêve.
Mais chaque ivresse a un lendemain difficile: misère des quartiers dévastés et de la grande folie humaine qui se plaît à oublier, à vivre comme si nous étions immortels, misère de la crainte associée à une réputation sulfureuse délétère, misère mégalomane de l’homo-faber qui toujours oublie l’humanité dans un délire nécrotique de maîtriser la nature, misère d’une urbanisation à l’ancienne où les autoroutes s’entrechoquent comme le métal des cuivres des Second Line, misère d’une pauvreté qui se débat dans la violence des trafics et une des criminalités les plus importante d’Amérique. Pourtant, ce lieu vit encore de la création de mille artistes peu ordinaire qui, notamment, par le jazz, sont l’auteur d’un chapitre entier de la culture américaine dans laquelle plane toujours l’âme de Crescent City.
Tout comme Levinas estimait que « le moi » étend partout son identité, j’ai trouvé dans cette ville le prolongement de nombre de mes identifications. La lumière. Le parfum des plantes tropicales (I dream of Magnolias in bloom). Une véritable chaleur humaine. Mais surtout, la musique et en particulier le jazz et la volonté de faire de la ville et de la vie une œuvre qui ne soit pas étrangère à l’art. La magie de la Nouvelle-Orléans s’exprime autant dans les façades fantaisistes du Ninth Ward que dans les splendides maisons néoclassiques d’Esplanade Avenue ou du Garden District et lorsqu’à la tombée du jour vous voyez passer un vieux un trombone à la main, ou un gamin avec un sousaphone sur l’épaule, vous comprenez que la culture musicale n’y est pas vitrifiée dans une histoire moisie mais opère encore au quotidien. L’énergie électrisante des Brass Band ou les mystiques percussions Zulus n’ont plus qu’à s’exprimer pour faire résonner l’amour d’une ville pour son passé, ses quartiers, ses rites, ses coutumes et ses traditions. La Nouvelle-Orléans avance et se recrée sans cesse grâce au terreau de ses ancêtres eux-mêmes logés avec la manière dans des très beaux cimetières.
Ce rapport de la ville à une identité (qui n’est que celle que je lui perçois), à ses usages anciens et futurs, m’interpelle encore aujourd’hui. Dans peu d’endroit j’ai senti une telle âme, plus épaisse encore que le bouillon opaque du Mississipi. Dans peu d’endroit j’ai senti une telle appropriation des lieux par ses habitants, par les communautés qui s’y sont formées à travers l’histoire, qui y ont été exclues, qui sont parties puis revenues ou qui n’ont jamais quitté les lieux. Dans ce un profond sentiment d’appartenance à sa paroisse, chaque coin de la ville donne l’impression d’être un standard de jazz qu’on revisite et qu’on réinvente chaque fois, de Perdido à Basin Street Blues, ou qu’on réécrit pour créer une nouvelle pièce. Car l’identité là-bas, plus qu’ailleurs, est question de rester soi-même plus que le même, une ipséité, en somme, pour reprendre un terme cher à Paul Ricoeur.
Cette question de l’identité d’une ville m’apparaît d’autant plus présente que dans le Grand Nouméa cette dernière me semble évanescente. Le passant croit l’apercevoir au coin d’une villa, à l’ombre d’un banian, dans la moiteur épaisse des nakamals, dans le miroir du lagon, mais elle disparaît toujours dans les vapeurs du soir. Un ami urbaniste a pourtant montré, il y a quelques jours, un panorama du Grand Nouméa dans lequel on apercevait un paysage verdoyant habité ici et là de quelques villas en s’exclamant « voici l’identité du Grand Nouméa ». L’évidence ne m’a pas sauté aux yeux. J’ai cru y voir la signature d’un monde suburbain somme tout classique en milieu tropical qu’on retrouve à la Réunion comme à Papeete. Mais l’ombre de l’âme d’une identité ? Tout y est bien trop figé, mort et morne, impersonnel, dans une juxtaposition d’espaces privatifs jalousement gardés.
Le cœur de la Nouvelle-Orléans bat avant tout dans ses rues et ce n’est pas un hasard si tant de standards de jazz s’en sont inspirés. Les restaurants et les bars y débordent, les messes s’y répandent, les fanfares y défilent, le Carnaval les habite. L’espace public est au cœur du processus d’appropriation et de la construction de l’identité urbaine. Dans le Grand Nouméa, les espaces publics ne sont souvent que des lieux de passage, à grande vitesse, dans son pick-up, à foulées élargies, en jogger, ou avec le pas pressé d’un piéton dégoulinant de sueur en quête d’ombre. Les rues sont des tunnels qui mènent d’un lieu à l’autre. Si ce n’est dans l’hyper-centre ou dans quelques impasses, la seule vie qui habite les rues est celle des pistons des moteurs à explosion qui jouent de l’aller-retour pour mieux cracher leurs nuages de mort.
Le vrai défi d’un Grand Nouméa qui voudrait devenir une ville, et non un « urbain généralisé » sans saveur, prend donc forme dans la création d’espaces publics qui permettent des échanges et des connexions et faire « des lieux qui résistent aux flux » (lire à ce sujet ce bel entretien d'Olivier Mongin). Voilà bien l’esprit des grands questionnements qui ont été portés par ce blog depuis plus deux ans et en particulier autour de l’avenir de la voie express qui traverse la ville, flux sans âme qui isole et qui tue. La généralisation des connexions entre les quartiers, la création des espaces publics, l’appropriation de ces derniers par les populations pourront ainsi être constitutifs d’un projet démocratique calédonien. Or, pour l'heure, dans le Grand Nouméa, j'ai bien du mal à imaginer l'issue a une situation atavique si bien décrite dans ce passage de la thèse de Dorothée Dussy, citant Roux, 1981 (Nouméa, faits de population, Atlas de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, ORSTOM) :
« (...) l'hétérogénéité sociale et les clivages culturels qui caractérisent la société calédonienne à partir de 1864 (début du pénitentiaire) ont pu se traduire par un besoin affirmé de marquer ses distances avec « les gens d'en face » et le goût - d'autant plus prononcé qu'il répondait chez beaucoup à une satisfaction récente - de s'affirmer comme « propriétaire ».
Roux caractérise ainsi un individualisme calédonien exacerbé et entretenu par les exemples australiens et américains (lors de la deuxième guerre mondiale) qui rend difficile la création d'espace public au singulier comme au pluriel. Je ne sais pas dans quelle mesure il est possible d'agir avec cet héritage du passé pour créer des projets urbains participatifs. Le défi se situe très sûrement dans la prise de conscience, la sensibilisation, la vulgarisation des pratiques de démocraties locales qui ne soient pas que du NIMBY (Not In My Backyards - Pas dans mon jardin) qui s'inscrit lui aussi dans l'individualisme. Mais peut-être le NIMBY peut-il faire levier afin de mettre le pied des calédoniens à l'étrier des démocraties locales ? Pour cela, il faudrait avoir des élus qui soient convaincus de cette nécessité.
A ce sujet, il est difficile ne pas reconnaître que les manières de faire des militaires lors de l'urbanisation de Nouméa trouvent aussi leur prolongement aujourd'hui: «les civils étaient moins considérés comme des usagers de la ville que comme les éléments perturbateurs d'une planification qui se voulait rigoureuse, voire rigide » (Dussy, S'approprier la ville - Nouméa au miroir de ses squats, 2005). Car dans le Grand Nouméa, les élus ont peur des citoyens et se cachent derrière les vitres fumées du pouvoir et de la technique.
Ainsi, les défis du Grand Nouméa apparaissent immenses et désarmants. Pourtant, il s'agit de s'y attaquer avec enthousiasme et courage afin d'élaborer une identité au Grand Nouméa par la construction d'espaces publics et de projets urbains participatifs. Sans cela, le Grand Nouméa, en figure de proue de la Nouvelle-Calédonie, restera une juxtaposition d'entre-soi et de lieux connectés les uns aux autres par des solitudes automobiles. La communauté de destin faisant place à aux équilibres instables des territoires non partagés dans un enterrement sans Second Line, sans âme et sans musique.
François Serve