Entre document et fiction
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Le hasard est parfois heureux. Doan Cam Thi, à qui nous devons la traduction de quelques textes de romanciers vietnamiens (Duong Huong et Thuan), nous propose un essai intitulé Écrire le Vietnam contemporain : guerre, corps, littérature, un titre qui dit assez bien qu’elle entend aller au-delà de la simple analyse littéraire, pour en arriver à une tentative de description de la société vietnamienne d’aujourd’hui. Les ouvrages évoqués sont donc recontextualisés, c’est-à-dire présentés dans leur rapport dialectique avec la société dans laquelle ils sont apparus. Pour peu que l’on connaisse, dans ses très grandes lignes, l’évolution du Vietnam au sortir de la guerre en 1975 jusqu’à nos jours, on comprendra aisément que l’évocation de Doan Cam Thi à travers la création littéraire mérite attention. Elle nous offre en tout cas une vision particulièrement originale de cette création dont nous ne connaissons malheureusement en France, et malgré les efforts de quelques éditeurs – les Éditions de l’Aube et les Éditions Picquier notamment – qu’une très infime partie. Nombre des ouvrages analysés dans le livre de Doan Cam Thi ne nous sont donc pas accessibles, ce qui rend la lecture de son essai quelque peu frustrante. Mais le hasard aura voulu que l’un des d’eux, à qui l’auteur consacre tout un chapitre en insistant sur son importance dans l’optique de son développement, est sorti en France il y a deux mois, chez Picquier justement. Il s’agit du journal de Dang Thuy Trâm, les Carnets retrouvés (1968-1970), qui a connu un immense succès au Vietnam dès sa parution en 2005. Succès qui ne se dément pas (450 000 exemplaires vendus à ce jour) : un film a été tiré du livre ; quant à son auteure, jeune médecin engagée dans la lutte contre l’envahisseur américain, elle a quasiment été promue au rang d’héroïne nationale, un hôpital a été baptisé de son nom et sa tombe dans la banlieue de Hanoi est quasiment devenue un lieu de pèlerinage…
Il est vrai que l’histoire de cette jeune femme, partiellement retranscrite dans les Carnets retrouvés (le premier carnet a été perdu), en dessinant le portrait d’une authentique patriote, a de quoi émouvoir. D’autant que les circonstances de la parution de ces carnets ne peuvent que contribuer à la constitution d’une figure de légende. Médecin originaire d’une famille aisée de Hanoi, Dang Thuy Trâm s’engage dans l’armée de libération nationale en 1966, à l’âge de vingt-trois ans. Deux ans plus tard, en 1968, date à laquelle commencent les Carnets retrouvés, elle dirige un hôpital de campagne situé dans les montagnes au centre du pays, qu’elle ne cessera de parcourir d’un endroit à l’autre pour échapper aux soldats américains. Dans cet hôpital nomade, elle soigne les blessés et forme de très jeunes gens destinés à devenir des auxiliaires médicaux. Ce sont les travaux et les jours de cette vie que Dang Thuy Trâm narre dans ses carnets, en y mêlant nombre de réflexions intimes. Elle sera tuée en 1970, d’une balle dans le front. Elle avait vingt-sept ans. Ses carnets avaient été récupérés par un GI américain faisant partie du commando qui l’avait tuée. C’est en 1993, après qu’il eut pris connaissance du contenu de ces carnets, et après maintes péripéties, qu’il décida de les faire parvenir à la famille de la jeune femme. Le livre a été publié et traduit dans de nombreux pays (la France, dans ce domaine, est l’un des derniers à le faire…), dans des versions qui varient peu ou prou, avec ou sans illustrations, la version vietnamienne, par exemple, ayant « éliminé » certains passages jugés trop personnels.
Mais là n’est pas, en la circonstance, l’important. S’il est vrai que la qualité de l’écriture de Dang Thuy Trâm est incontestable – ce qui pourrait constituer une surprise, l’auteure n’ayant guère songé à faire oeuvre littéraire –, en revanche, la place que lui accorde Doan Cam Thi dans son essai, pour aussi légitime qu’elle soit, est assez singulière. C’est, avec un autre journal d’un simple soldat, Nguyen Van Thac, mort lui aussi pendant la guerre, À jamais vingt ans, non traduit en français, le seul ouvrage qui n’est pas une fiction romanesque ou une oeuvre poétique. Ces deux journaux ont cependant une place essentielle dans l’argumentation de Doan Cam Thi : ils marquent l’intrusion de l’intime, du je pleinement assumé dans le concert littéraire vietnamien. C’est une littérature du moi qui n’avait jusqu’alors pu s’exprimer qu’à travers nombre de leurres et avec bien des détours, pour de simples raisons de censure ou d’autocensure. C’est dans ce sens aussi que Doan Cam Thi qualifie les carnets de Dang Thuy Trâm de « texte ambigu », tandis qu’elle s’évertue à mettre en lumière un certain nombre de contradictions dans le caractère même de la jeune femme et dans certains passages obscurs, notamment ceux concernant ses rapports avec les hommes. Nécessité de ne pas tout dire, ou de dire avec prudence, comme le suggère Doan Cam Thi ? Rien n’est moins sûr…
Ce qui, dans une optique purement littéraire, pose question, c’est bien la lecture d’un tel document. Impossible d’échapper à l’effet de véracité : le lecteur se retrouve dans une temporalité inversée, puisqu’il sait à l’avance qu’une balle au front de l’auteure mettra fin à son discours. Effet redoublé dès lors que le livre est accompagné, comme dans l’édition vietnamienne, de photographies de l’intéressée et de ses proches. C’est en réalité l’effet littéraire qui est inversé, nous procurant une étrange mais très forte sensation à la lecture du texte, qui demeure emblématique dans le développement de Doan Cam Thi. Dans les librairies parisiennes, l’ouvrage de Dan Thuy Trâm est classé dans les oeuvres de fiction. Est-ce un si grand hasard ?
Jean-Pierre Han
Dang Thuy Trâm, les Carnets retrouvés (1968-1970). Éditions Picquier, 276 pages, 19 euros.Décembre 2010 – N°77