Il faut être, en effet, naïf ou ignorant pour ne voir dans une langue vivante qu’un outil de communication, comme le sont les langues artificielles. Au-delà des barrières sociales, et comme le démontrent d’innombrables travaux de neurophysiologistes et de psychologues, elle ne se réduit pas à un simple code pour l’échange d’informations, mais elle constitue le creuset même de l’identité de chacun. Comme a pu l’écrire Régis Debray, « elle n’est pas un instrument, mais un milieu de vie, le fil d’or d’une vitalité longue et singulière ». On ne voit pas et on ne pense pas le monde, pas plus que l’on ne crée ou n’invente, de manière identique à travers le prisme du norvégien et à travers celui du quechua ou du chinois.
Bernard Cassen l'écrit fort justement:"Ce qui est vrai des individus l’est aussi des communautés et des nations. Pour le grand historien Fernand Braudel, « la France, c’est la langue française ». Il aurait pu en dire autant de la Wallonie et du Québec. Les affrontements que connaît la Belgique, au point de remettre en cause son existence, ont certes une dimension économique et sociale, mais ils se cristallisent sur la question linguistique. C’est autour du catalan que s’est forgée la résistance à l’oppression franquiste en Catalogne, comme autour du basque au Pays basque espagnol. Malte serait simplement un paradis fiscal et un pavillon de complaisance sans la force centripète et fédératrice du maltais.
Les « élites » off shore, en particulier en France, ont tôt fait de qualifier de « nationalisme » l’attachement des peuples à leur langue, alors que c’est parfois tout ce qui leur reste pour « faire société » et s’inscrire dans une histoire partagée. Précisément parce qu’à l’heure de la libre circulation des capitaux, des biens et des services l’existence de sociétés leur apparaît comme un déplorable anachronisme entravant la course planétaire aux profits. Mais gare aux retours de bâton qui, eux, effectivement, peuvent prendre la forme régressive de replis identitaires".