La Conscience de Zeno
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Le « ménage » (*) heureux de Zeno et d’Augusta ; l’aventure de Zeno avec la belle Garda, qui se destine à la carrière du bel canto, qu’il finance et dont il fait sa maîtresse ; les désastreuses entreprises commerciales de Zeno et de son beau-frère Guido, qui se terminent par le suicide de ce dernier, tout cela constitue les points forts de ce roman interminable. Le miroir, le « feu » dans ce chaos se recompose et se réordonne, est justement la conscience de Zeno, toujours coupable et toujours innocente, torturée par des maladies infinies et absurdes qui, à la femme, se fondent dans l’obsession de l’autoanalyse. Le livre s’arrête lors de la déclaration de la guerre, alors que Zeno commence, pour la première fois dans sa vie, à gagner de l’argent, ce qui le conduit à moins s’occuper de ses maux et à abandonner analyses, scandales et autobiographies. Il y a dans cette Conscience de Zeno des situations et des pages très heureuses (on voit l’impression très bien venue de la guerre dans les dernières pages), des caractères riches d’évidence et des notes d’une introspection douloureuse. On doit songer à l’épisode qui précède sa fin imminente, et déjà il se tourne vers de solennelles pensées de paix et d’éternité, mais le courage lui manque de s’ouvrir au fils ironique, qui pourtant le comprend d’une certaine façon, et observe : « Et resté seul (étrange même cela !) je ne pensais pas à la santé de mon père, mais ému – et, je peux le dire – avec tout mon respect filial, je déplorais qu’un tel esprit qui visait d’autres cimes, n’avait pas envisagé la possibilité d’une culture meilleure. À l’heure où j’écris, après avoir atteint l’âge qu’avait alors mon père, je sais avec certitude qu’un homme peut avoir le sentiment de sa très haute intelligence qui ne donne d’autres signes de soi en dehors de son sentiment puissant. « Voilà : on respire fort et on admire toute la nature, immuable, telle qu’elle nous est offerte : avec cela se manifeste la même intelligence qui veut la création entière. Il est sûr que pendant les derniers instants de lucidité de sa vie, le sentiment d’intelligence de mon père fut engendré par son impromptu sentiment religieux, tant et si bien qu’il se mit à m’en parler parce que je lui avais raconté que je m’étais intéressé aux origines du christianisme. Maintenant, je sais néanmoins que ce sentiment était le symptôme de l’oedème cérébral. »
J’ai souligné ces dernières lignes : elles peuvent montrer comment Svevo, se repentant de ce mysticisme tardif, revient à l’improviste à ses artifices. La Conscience de Zeno est sans aucun doute le livre le plus vaste et significatif de Svevo, celui dont les thèmes fondamentaux de l’écrivain semblent portés à leurs conséquences ultimes, avec une rigueur et un courage admirables. Et c’est aussi le livre où l’auteur démontre le plus grand accomplissement formel, qu’il s’agisse certainement de la langue approximative, convulsive, presque dialectale et non pas grevée des anacoluthes des deux premiers volumes (il rappelle aussi le premier Verga), notre critique qui se préoccupe surtout de problèmes formels et même linguistiques ne sera pas facilement acceptée par Svevo. Mais je ne crois pas que cela advienne avec trop de raison, étant donné que ces défauts verbaux ne concernent guère plus que la surface des premiers livres de Svevo et sont aisément identifiables, à tel point qu’il nous paraît invraisemblable que l’auteur puisse les faire disparaître dans une prochaine édition de ses volumes. Que Svevo réfléchisse à cette profusion d’exclamations qui rendent parfois impraticable son deuxième roman. Assez peu de reproches de ce genre pourraient s’adresser à la Conscience de Zeno, ce livre complexe dont nous n’avons pas eu le bonheur d’avoir rendu une idée, même pâle. Cependant, ces mérites qui ne sont pas minces ne suffisent pas encore à nous convaincre que Zeno est le livre le plus parfait de Svevo. Que dans Zeno puisse se dissimuler quelque chose de froid et de pensé, un ondoiement fastidieux, et de nombreux détails qui ne parviennent pas à nous apparaître transfigurés et submergés par la tonalité générale, et les raisons de l’art en sont sanctifiées, même si le « document humain » n’en retire pas de meilleures ressources. Mais le prix ne semble pas trop excessif, si la nécessité intérieure se révèle comme battue et contrariée par des vents contraires, si la vie se refroidit dans les analyses et les démontages. Certes, telle qu’elle est, la Conscience de Zeno reste un de nos meilleurs livres des dernières années, et nous savons rendre hommage aux raisons de l’art chaotique et totalisant qui s’y exprime. Et nous sommes sûrs que du chaos doit désormais parvenir à un choix et à un ordre qui, tout en étant « nouveau », ne doit pas paraître rigide et sévère. Il est vrai, on pourrait exagérer la valeur des tons ironiques et presque parodiques du livre, et voir dans ce Zeno la liquidation, pour ainsi dire, d’une poétique que les premiers livres de Svevo ont pressentie, mais pas tout à fait réalisée, en dépit de la vivacité de leurs qualités. Et il ne serait pas alors impossible à qui voudrait prendre la posture de l’avocat du diable de soutenir que toute l’oeuvre de Svevo gravite autour d’un grand livre qui n’a pas été écrit, ou a été écrit par d’autres. En tout cas, ce n’est pas notre pensée, et il ne doit y avoir aucun doute, en concluant cette note, que nous considérons la valeur positive de l’oeuvre brève mais intense de Svevo.
Eugenio Montale, 1925 (inédit), traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire.
(*) En français dans le texte (NdT).