J'avais déjà esquissé le sujet ici et là : j'observe au sein de la communauté une montée, encore marginale mais qui commence à s'affirmer, de plusieurs revendications concernant le contrôle de l'activité des administrateurs. J'avais déjà noté la prise de décision en cours sur la contestation de leur statut, qui semble malheureusement1 (ou pas) plutôt s'orienter vers un sondage. Ce qui fait qu'elle n'est pas près d'aboutir. Si cela aboutit même un jour. Ce ne serait de toute façon pas une grosse perte, comme j'ai eu l'occasion de le dire à l'époque. Pas besoin d'une PDD pour ce qui existe déjà : il suffit que tous les admins veuillent enfin le généraliser, le volontariat ne me semblant pas négociable. Parenthèse mise à part, les deux problématiques sont clairement liées. Du reste, le cas d'une hypothétique contestation ainsi que l'éjection des administrateurs border-line — via leur non-réélection en cas de mise en place d'un mandat temporaire — sont largement abordés dans cet intéressant projet mis en place par Skippy le Grand Gourou. Je ne sais pas encore ce qu'il va donner — peut-être rien — mais il présente en tout cas une bonne synthèse des arguments en présence concernant la question qui nous préoccupe. Ce qui a au moins le mérite de m'arranger.
Je l'avais dit il y a peu, je ne suis, pour ma part, pas favorable à la mise en place d'un mandat à durée limitée. Avant d'expliquer pourquoi, je m'attacherai cependant à présenter les arguments en faveur d'une telle instauration. Ceux que j'ai trouvés2 comme ceux déjà avancés. Et en les commentant, sinon l'intérêt est nul. Enfin, je présenterai les alternatives envisageables (voire, pourquoi pas, à sérieusement envisager).
En préambule et pour mémoire, un administrateur de Wikipédia est un "Wikipédien élu par la communauté pour en assurer la maintenance". Il s'agit donc d'attributions purement techniques, dans un cadre prédéfini d'exécution des décisions communautaires. Pas de quoi fantasmer donc, comme le font pourtant un certain nombre d'utilisateurs. Et même si la fonction a aussi quelques implications "politiques", principalement quant aux décisions de blocage long d'utilisateurs chevronnés. Dit "blocage communautaire"3.
Arguments pour une limitation dans le temps
Plusieurs raisons ont été envisagées ou sont envisageables. La principale, et la plus fréquemment évoquée, est la nécessité de déposséder de leurs outils les administrateurs inactifs ou peu assidus. Nécessité parce que de tels administrateurs ne seraient pas présents pour signaler une éventuelle usurpation de leur compte, dont la sécurité est donc moindre. Or, un vandale pourvu des outils pourrait faire quelques dégâts, même s'il sera probablement rapidement mis en échec par un steward. Autres motivations, moindres mais non négligeables : de tels administrateurs n'utilisent plus leurs outils, et ne sont surtout peut-être plus en phase avec la communauté, qu'ils ne connaissent plus (méconnaissance des dernièrs prises de décision, de l'évolution structurelle de Wikipédia, etc.). C'est pour ces raisons que Nemoi avait entrepris de démarcher certains admins absents pour leur demander de démissionner4. Un, Pontauxchats, s'est exécuté de bonne grâce. Rappelons qu'il existe déjà un mécanisme de desysopage automatique des administrateurs inactifs : au bout de six mois d'inactivité, un administrateur, après demande d'une bonne âme sur meta, est suspendu de ses fonctions. Il n'a donc plus les outils, et dispose alors d'un an pour les récupérer. Faute de quoi il est, au terme de ce délai, définitivement déchu. Toutefois, cette procédure ne s'applique qu'aux admins complètement inactifs. Il suffit donc de quelques contributions annuelles, bien réparties, pour ne pas même encourir le risque d'une suspension et donc continuer à jouir du statut d'administrateur ad vitam æternam. C'est cette catégorie des admins peu assidus qui est principalement visée par l'instauration d'un mandat limité, pour les motivations indiquées un peu plus haut. Pour ma part, si je conçois qu'on veuille soumettre à réélection des administrateurs désormais absents, ou tellement anciens qu'ils ont été mis en place par des contributeurs pour la plupart disparus, j'avoue être circonspect surr la finalité avouée : les éjecter en douceur. Ces administrateurs ne posent aucun problème sérieux : ils ne sont presque plus là, ne reviendront probablement jamais à un rythme soutenu, ne se servent plus de leurs outils, et ne posent de problèmes à personne. Ce ne serait pas un mal de leur enlever leurs outils, mais leur présence est loin de compromettre Wikipédia, et tout ceci ne me semble pas d'une grande urgence.
Autre argument récurrent, et abondamment commenté dans la page initiée par Skippy le Grand Gourou : la limite temporelle permettra de se débarrasser des administrateurs estimés problématiques pour diverses raisons, mais qui n'ont jamais été desysopés car ne franchissant pas la ligne jaune. Ou, plus trivialement, ceux qui semblent avoir perdu la confiance de la communauté, même lorsqu'aucune accusation d'abus n'a pu être apportée. La justification, et la motivation sous-jacente, sont assez séduisantes, mais ne me convainquent pas. Je crois qu'il faut faire attention à trois écueils :
- Le premier est qu'il ne faut pas perdre de vue que le rôle des administrateurs est avant tout technique. Malgré leur prérogative de blocage, ils ne représentent pas la communauté. La notion de "confiance communautaire" est donc inopérante, à moins de la justifier par un mauvais usage des outils. Qu'il faut alors prouver. En ce sens, repasser par une élection n'est sans doute pas la plus heureuse des initiatives5.
- Deuxièmement, l'objectif serait alors aussi de pallier une certaine inertie du Comité d'arbitrage, seule instance habilitée à décider de desysoper, qui a récemment montré à plusieurs reprises que la barre était mise très haut pour retenir un abus susceptible d'entraîner perte du statut. Sauf que, justement, la meilleure solution serait sans doute d'enfin voir un Comité à la mesure de son rôle. Ou alors de prendre le problème à la racine en instaurant une véritable et efficace procédure de contestation communautaire. Mais contourner artificiellement le problème par une telle manoeuvre n'est pas très flatteur. Ni si habile que cela, finalement.
- Enfin, il faut faire attention à ne pas trop pousser l'expérience communautaire. Wikipédia a besoin d'une organisation sociale minimale, je l'ai déjà dit plusieurs fois, mais la priorité reste de créer et d'améliorer une encyclopédie collective, pas de refonder la société avec un simulacre de démocratie et des procédures qui feraient palir d'envie n'importe quel juriste. Je ne dis pas que Wikipédia doit être une dictature ou à l'inverse une communauté anarchique, mais il faut veiller à garder le sens des mesures. Et des réalités. Wikipédia n'est en effet qu'un site Internet.
Enfin, j'ai également lu que le mandat temporaire permettrait d'empêcher la création d'une caste de "sur-utilisateurs", sous-entendu celle des admins. Crainte fréquente mais, à mon sens, un peu ridicule. Il est vrai qu'être admin confère, ne le nions pas, une certaine aura — principalement fantasmée et donc nourrie par ceux qui ne le sont pas... — et qu'il est probablement plus difficile, j'ai plusieurs exemples en tête, de bloquer un administrateur qui dérape qu'un simple péon. Mais cela reste très circonstancié et limité. Quiconque suit un minimum les "affaires" communautaires sait très bien que les admins ne forment pas un groupe homogène, sont souvent en désaccord, s'engueulent, voire se détestent, entre eux. Et surtout, un administrateur n'a pas de pouvoirs éditoriaux supplémentaires. Il pourrait en avoir, principalement avec les outils de restauration et de suppression. Mais les contrôles entre "collègues" existent, et l'histoire a montré que de tels comportements ne restent pas sans réaction. Le risque est donc plutôt circonvenu.
Pourquoi il est souhaitable de rester au mandat à durée indéfinie
En plus des objections que j'ai formulées dans la section précédente, je vois deux raisons, primordiales à mes yeux, de ne pas faire une telle réforme. Et une troisième, accessoire. La première est statistique. Qui dit mandat à durée limitée dit réélection — à moins que l'impétrant ne souhaite pas renouveler son mandat, ce qui est parfaitement envisageable — périodique. Et ceci, donc, pour tous les administrateurs qui le souhaitent. En plus des nouveaux candidats. Bref, on risque de crouler sous les candidatures — alors qu'il y a quand même d'autres choses bien plus importantes à faire sur un projet d'encyclopédie collective en ligne — à défaut, et c'est le paradoxe, de crouler sous les administrateurs. En effet, le risque me semble assez grand, dans un premier temps tout du moins, que les administrateurs en place, compte-tenu des inimitiés qu'ils ont pu se créer en agissant sans avoir en tête le souci d'une réelection, je vais d'ailleurs développer ce point par la suite, ne soient pas réélus. Ce qui, vu le caractère spasmodique et insuffisant des actuelles vocations, ne sera pas comblé par l'élection de nouveaux postulants. À moins que l'on ne décide alors que la mesure ne s'appliquera pas aux administrateurs déjà en place, ce qui se peut se concevoir d'un point de vue juridique (principe de non rétroactivité). Mais cela limiterait singulièrement la portée de la réforme, sans parler de l'instauration d'une inégalité entre administrateurs, et la formation d'une caste de "privilégiés", à savoir les plus vieux. Alors que c'est ce genre d'effets que la mesure est censée combattre. Ubuesque. Dans les deux cas, plus de problèmes sont apportés qu'il n'en est résolu.
Second problème justement, et le plus important. Un mandat à durée limitée renforcera, au contraire de ce qui était là encore souhaité, la politisation de la fonction. Pourquoi ? Pour une raison très simple : les administrateurs se soucieront avant tout de leur réélection. Même inconsciemment. C'est humain. Autrement dit, ils hésiteront à mener telle ou telle action — par exemple, un blocage d'un contributeur chevronné — s'ils savent que cela leur amènera très probablement en retour l'inimitié du bloqué, voire de ses amis s'il est influent6. Bref, il peut en découler la mise en place d'un système clientéliste. Avec pour résultat une paralysie accrue dans l'exercice individuel et collectif des outils. Pire, sans qu'il y ait eu au préalable la moindre action mal perçue, il est possible, voire probable, que les réélections soient le théâtre d'affrontements claniques. Avec pour objectif de dégommer l'admin qui n'appartient pas au bon clan. Ou alors qu'il fasse l'objet d'une coalition d'intérêts, sans que l'on puisse parler de "clan" pour ceux qui la constituent7. Le résultat sera un renforcement du clanisme, avec la survenue de contre-réactions et un pourissemment de l'ambiance, pourtant déjà pas au top. Ce qui risque d'en dégoûter plus d'un. Le tout, par conséquent, au détriment de l'encyclopédie, qui n'avancera pas et perdra peut-être de bons éléments par écoeurement. Bref, (beaucoup) plus de politique et moins de fond. Cela peut sembler apocalyptique comme vision, mais je vous assure que de tels effets sont assez plausibles. Sans me faire Madame Irma. Pour remédier à ce problème, Jean-Christophe BENOIST a proposé que la réélection d'un administrateur soit automatique une fois un certain plancher de pourcentage pour/pour-contre atteint (et exit, donc, le consensus et le pouvoir discrétionnaire des bureaucrates), et fixe ce plancher à un tiers seulement. La proposition est difficile à retenir : une réélection contre une majorité serait une innovation pour le moins étonnante. Sans oublier la grande inégalité vis-à-vis des primo-postulants. Un assouplissement de ces critères pour les réélections n'est pas une mauvaise idée, mais il ne peut être qu'assez léger, et n'influera que peu.
Enfin, j'ai quelques craintes sur les débats que ne manqueront pas de susciter la mise en place pratique d'une telle mesure. Notamment une question, qui surgira forcément : quelle durée pour le mandat ? Si elle est trop courte, on n'évitera pas tous les effets néfastes que je viens de décrire, et avec une grande fréquence en prime. Si elle est trop longue, elle ne sera pas un rempart contre la fossilisation de certains administrateurs, et ne permettra pas une réaction immédiate contre ceux qui posent problème. Bref, la réforme sera alors inefficace. Il faut donc trouver l'entre-deux, ce qui n'est pas si évident. Loin de là8. Et j'imagine déjà les Wikipédiens couper la poire en 36 à ce sujet pour arriver à une durée qui ne conviendra pas. J'ai peut-être l'air pessimiste, une fois de plus, mais je commence à avoir une certaine habitude des débats autour des prises de décision, à force de toujours voir les mêmes errements.
Quelles alternatives ?
Ceci étant dit, je ne suis pas non plus un indécrottable conservateur. Non non, même si j'entends déjà certains couiner que si. Ils se reconnaîtront. Je ne nie pas que certains des problèmes soulevés existent, et que le statu quo, qui confinerait à l'immobilisme, n'est donc pas la panacée. Puisque la limitation en temps du mandat n'apparaît pas souhaitable, il faut donc trouver des alternatives viables, pas forcément exclusives les unes des autres. J'en ai déjà évoqué deux : que le CAr remplisse enfin son rôle de vigie des administrateurs (mais cela ne dépend pas de la communauté...) et la démocratisation de la procédure de contestation volontaire. D'autres, encore, sont imaginables :
- La première, suggérée chez Skippy, est de conférer le statut d'administrateur, ou tout du moins certaines des prérogatives afférentes, à tous les contributeurs actifs remplissant certaines conditions (ancienneté, passif pas trop entaché...). Pourquoi pas, mais je ne suis pas très chaud. Déjà parce que tout le monde n'a pas envie d'avoir les outils, et je ne vois pas pourquoi on les refourguerait à ceux qui n'en veulent pas. Autre chose, certains excellents contributeurs chevronnés font très peu de maintenance, ne connaissent pas les rouages de Wikipédia, ou ne s'y intéressent pas, et risquent de commettre, en toute bonne foi bien sûr, plus de boulettes qu'autre chose. Si c'est pour que les plus expérimentés doivent repasser derrière chacun des nombreux nouveaux admins qu'on aurait alors, ce sera plus une perte de temps qu'autre chose.
- Autre proposition formulée, par Hamelin de Guettelet : le découplage de la fonction de blocage, postulée comme la plus sensible, d'avec les autres outils administratifs. Seuls ceux qui auraient reçu une investiture communautaire spécifique auraient droit au bouton blocage. Le nouveau vote ne concernerait donc que cet outil, et seuls les "bloqueurs" auraient un mandat limité. Les autres administrateurs resteraient tel que, leur bouton blocage en moins. J'y vois un inconvénient, rédhibitoire : la lutte contre le vandalisme en pâtirait gravement. Tout le monde, même les administrateurs seraient obligés de passer par une demande à ce nouveau groupe d'utilisateurs, en nombre plus restreint, pour faire bloquer la moindre Ip vandale. Pas efficace du tout, alors que le niveau de vandalisme ne me semble pas baisser, bien au contraire.
- Troisième alternative, qui a mes faveurs : le sysopage temporaire (mais court, de l'ordre de deux ou trois mois). Il existe déjà, mais a été peu utilisé9. Il présente pourtant un grand intérêt. Déjà, en n'étant utilisé que pour une tâche précise et encadrée. C'est juste un coup de main, tout le monde est content. Mais on peut aussi le voir comme une période d'essai : les votants savent à quoi s'en tenir, ils peuvent réellement évaluer le candidat sur sa capacité à être administrateur. Et sont ainsi envolées, en bonne partie, les craintes d'une déconvenue post-électorale. Seul inconvénient : il est normal, lorsqu'on entame une "carrière" d'admin, de commettre des erreurs de débutants. L'aspirant admin en période probatoire n'y échappera pas. Le risque est alors qu'on le lui reproche ensuite lors de son élection en bonne et due forme. Néanmoins, la formule me semble intéressante à tester. Pour l'instant, il y a eu trop peu d'expériences pour en tirer un bilan concluant.
Et si vous avez encore d'autres idées, faites m'en part, n'hésitez pas.
Conclusion
Vous l'avez compris, je ne suis pas du tout enclin à soutenir la limitation dans le temps du mandat d'administrateur. Même si je peux partager certains des constats ayant amené l'idée. Et j'y ai donc proposé d'autres solutions (prise en main du Comité d'arbitrage, généralisation de la procédure de contestation, sysopage en forme de périodes d'essai). Je ne peux m'empêcher de noter que ces solutions sont déjà en place, mais simplement pas appliquées. Ce n'est somme toute pas propre à Wikipédia : on préfère inventer sans cesse de nouvelles choses, de nouvelles règles, c'est bien on fourmille d'idées, plutôt que de pleinement utiliser tous les outils qu'on a à notre disposition. Commençons donc par là. Et si ça ne va toujours pas, alors il sera temps d'envisager des solutions plus novatrices.
Merci de m'avoir lu jusque là — vous êtes persévérant — et bonnes fêtes de fin d'année à toutes et tous !
1. PoV ! Hou là là, ce n'est pas bien !
2. C'est toujours un exercice stimulant que de se faire l'avocat du "diable".
3. Ce qui, d'un point de vue théorique, est assez étonnant. Les administrateurs ne sont en effet pas élus par la communauté pour la représenter, juste pour appliquer les décisions communautaires avec leurs outils techniques spécifiques. Pourtant, c'est ce qu'induit cette notion de "blocage communautaire", vu que seuls les administrateurs ont le droit d'y prendre part. Et ce, sans aucun cadre règlementaire précis. Et en doublon avec les prérogatives du Comité d'arbitrage — toujours cet insoluble problème de la répartition des compétences. L'actuelle crise frappant celui-ci explique sans doute cet état de fait et la sensible augmentation des "blocages communautaires" observée cette année.
4. Ou, et c'est beaucoup moins bien passé, avait piraté le compte de Gronico. Ce qu'on lui fait payer aujourd'hui, ne nous leurrons pas.
5. C'est, petit rappel, ce qui justifie que les vérificateurs d'adresse IP ne soient pas désignés par la communauté. Parce que ce rôle très technique ne doit pas être attribué selon un concours de popularité.
6. Il ne faut certes pas surestimer le clanisme, mais pas non plus être aveugle...
7. Enfin, la nuance est faible. Et les conséquences identiques.
8. Tout de go, je dirais trois ou quatre ans. Mais je ne suis pas sûr du tout que cela serait consensuel.
9. De mémoire : Alphos, Chandres, Orlodrim, Savant-fou et Vyk. Dites-le moi si j'en ai oublié.