Actuellement, je déguste les nombreuses pommes cueillies dans le jardin. Je vous propose, délicatement, avec Joshin Luce Bachoux, d'en déguster une ensemble :
Je regarde la femme qui est de l'autre côté de la table arranger les pommes de terre dans le plat, avec des gestes précis mais tranquilles : elle travaille vite, pourtant sans me donner l'impression de se dépêcher ; elle est attentive, mais reste souriante et détendue. Je me souviens l'avoir vue hier ramasser les derniers haricots avec la même efficacité. Elle avait posé le panier dans la cuisine avec un grand sourire, accepté un verre d'eau et j'avais pensé : « Elle voit vraiment que je suis en train de lui donner ce verre d'eau », et je m'étais sentie remerciée avant même qu'elle ait ouvert la bouche. Sa tâche terminée, elle se redresse, et me sourit.
Nous nous installons dehors, dans les rayons presque transparents d'un pâle soleil d'automne et, curieuse, je l'interroge : «Je vous regarde travailler depuis hier, et je suis impressionnée par la façon dont vous traitez les choses ; est-ce que vous avez toujours fait comme ça ? » Elle rit, et m'explique : «Pas du tout ! Voyez-vous, avant, je faisais tout très vite et n'importe comment, surtout ce qui ne m'intéressait pas trop... comme la cuisine, par exemple ! Je fourrais les choses en vrac, j'essayais d'y passer le moins de temps possible. C'était vrai pour toutes les tâches ménagères, et aussi une grande partie de mon travail : j'attendais toujours d'avoir fini tout ça pour pouvoir faire quelque chose qui me plairait, discuter avec des amis, ou écouter de la musique, ce genre d'activités. Et puis un jour je me suis aperçue que je passais de plus en plus de temps, comment dire, absente, en quelque sorte, indifférente. mais que le temps s'écoulait et ma vie aussi ! C'était comme si je ne vivais plus que quelques heures par jour et que, le reste, j'attendais que cela passe.
J'ai décidé de changer, mais je ne savais pas comment faire. J'ai essayé d'être très présente, consciente de mes gestes, mais cela seul était insuffisant et décourageant, car je me voyais mieux faire tout de travers ! Je vais peut-être vous sembler un peu bête - elle sourit, l'air indécis, pas vraiment sûre d'avoir envie de tout me raconter, mais voyant queje suis tout ouïe, elle poursuit - : un jour je voulais manger une pomme, je l'ai attrapée, j'ai attrapé un couteau, et là, je me suis arrêtée, et je suis restée en contemplation devant cette pomme, une jolie pomme, rouge et jaune... J'ai vu qu'elle sentait bon, qu'elle était tiède et douce, que c'était... - elle hésite encore - comme un cadeau du monde pour moi. Et que je devais respecter ce cadeau, ne pas l'éplucher et le manger à toute vitesse, mais prendre le temps de l'apprécier. J'ai passé presque une heure avec cette pomme ! Et de là, j'ai changé ma façon de faire, je me suis mise à respecter toutes les choses, et, oui, à les aimer.
Au début, j'allais très lentement, j'avais besoin de temps, même si ce n'était pas pratique du tout ! Puis, petit à petit, j'ai réalisé que si je suis dans l'état d'esprit juste, je peux travailler normalement, et même plus vite qu'avant car je suis complètement présente à ce que je fais. Et je suis heureuse de le faire. »
Elle se tait un instant, tourne la tête vers la forêt, et ouvre les mains en me prenant a témoin : « Oh, ça commence avec de très petites choses, juste ce qui est là devant moi, par quoi d'autre pourrais-je commencer? J'appelle cela "prendre soin du monde". »
Et nous, allons-nous essayer aussi de prendre soin du monde ?
Source : "la Vie" novembre 2010