"Tonight, I'm the Ghost Of Christmas Past."
Aujourd'hui, cédons à une tradition désormais gravée dans les moeurs téléphagiques. En quelques années, l'épisode de Noël de Doctor Who sera devenu un rituel quasi-immuable pour terminer chaque 25 décembre. Quelque part entre la bûche glacée et l'inévitable repas de famille interminable, on sait qu'il sera là et nous attendra afin de préserver l'esprit de Noël pour encore quelques heures. Je n'ose même plus imaginer cette fête sans ce moment de magie Who-esque pour la conclure.
L'an dernier, les adieux avec Ten avaient quelque peu obscurci l'ambiance de conte féérique que prennent traditionnellement ces épisodes au goût particulier. Cette année, pour le premier Christmas episode d'Eleven, Steven Moffat renoue donc avec ce qui est déjà une "tradition", en proposant une adaptation libre d'une des plus célèbres histoires du genre, A Christmas Carol, de Dickens.
La saison 5 s'étant achevée sur un mariage, c'est donc fort logiquement que nous retrouvons Amy et Rory en pleine lune de miel, profitant des plaisirs d'une croisière intergalactique. Mais leur vaisseau rencontre des difficultés et doit procéder à un atterrissage d'urgence sur une planète colonisée, dont l'atmosphère est constituée d'étranges nuages qui provoquent de graves turbulences et les empêchent de se poser. Pour leur ouvrir un passage, il convient d'écarter ce brouillard opaque, parcouru par des hordes de poissons. Or c'est un habitant des lieux, Kazran Sardick, qui possède la seule machine capable de contrôler ces nuages. Mais, vieillard aigri par la vie et enfermé dans sa solitude, il refuse obstinément d'accéder au message de détresse envoyé par le vaisseau qui compte à son bord plus de 4000 passagers.
Ne pouvant maîtriser l'appareil, le Docteur prend rapidement conscience que la seule façon de sauver Amy, Rory et tous les passagers du vaisseau en perdition va être d'éveiller l'étincelle d'humanité qui existe encore au plus profond de Kazran Sardick, dont l'existence lui est indiqué par le fait, pas si anodin, qu'il se soit retenu au dernier moment de frapper l'enfant qui l'avait provoqué. Pour ramener à temps cette parcelle de compassion à la vie, le Docteur choisit de se plonger dans le passé du vieil homme, devenant pour un temps, un "fantôme de Noël". Sans savoir qu'en cherchant à adoucir cette vie, il va en même temps confronter celui dont il veut ressusciter l'humanité à un drame encore plus bouleversant.
A priori, adapter un classique parmi les classiques de Dickens à la sauce Doctor Who, cela consistait déjà en soi un challenge de taille qui pouvait générer quelques doutes : il s'agissait d'insuffler cette petite dose aussi indispensable qu'indéfinissable de magie à un récit déjà très balisé. Heureusement, ces craintes vont rapidement se dissiper à mesure que l'aventure prend forme. En effet, la première réussite de l'épisode va être de savoir concilier la rencontre de ces deux univers. Empruntant à l'histoire d'origine son atmosphère victorienne, sans abuser d'effets spéciaux, de la machine à l'esthétique baroque spécialement conçue pour Sardick aux poissons qui hantent les brouillards qui s'abattent sur la ville, c'est un univers à la fois féérique et sombre que les yeux du téléspectateur découvrent.
Le décor remplit son office, telle une invitation grisante pour apprécier la démesure de l'imaginaire ainsi esquissé. Si les ingrédients se mettent naturellement en place, l'épisode ne va véritablement démarrer que lorsqu'il embrasse sa nature particulière d'épisode de Noël, à partir du moment où le Docteur, incarnation du "ghost of christmas past", entreprend de remonter le temps pour réécrire les Noël de Kazran, afin de raviver cette flamme d'humanité oubliée. Le scénario ne s'épargne certes aucun poncif, à l'image de la balade en traîneau, mais il prend soin de les adapter aux particularités de cet univers dans cet étonnant faux cadre aquatique où ils apparaissent finalement plus comme des clins d'oeil. Sachant aussi exploiter toutes les ambivalences inhérentes à ce monde, il confèrera ainsi une double fonction aux poissons, à la fois prédateurs potentiellement dangereux et artisans à part entière du merveilleux ambiant. Car quoi de plus Who-esque que d'ouvrir la porte d'un Tardis en plein vol pour admirer des bancs de poissons nager dans ce brouillard céleste ou d'entreprendre une promenade entraîné par un requin ? Au final, derrière tout ceci, ce qui pointe en arrière-plan, c'est cette douce féérie communément appelée "esprit de Noël".
L'atout de l'approche choisie par Steven Moffat va être de conserver une ambiguïté narrative dans les tonalités adoptées qui réconciliera petits et grands devant leur télévision. L'histoire parvient en effet à mêler les accents d'un conte qui attendrira universellement les téléspectateurs, touchant les plus jeunes sans laisser insensible la fibre festive qu'il y a en chaque adulte, tout en sonnant cependant le rappel, frustrant mais incontournable, de ce qu'est la réalité de la vie. Ainsi est-il impossible de ne pas s'attendrir devant l'émerveillement du jeune Kazran et l'émotion du vieil homme qui redécouvre au fur et à mesure de nouveaux souvenirs qui l'humanisent peu à peu, le téléspectateur se surprenant même à adhérer à des excès plus spontanés de cette joie de Noël, alors que défilent sous nos yeux les fêtes que partagent chaque année le Docteur, Kazran et... Abigail, jeune femme qui s'apparente à ces princesses endormies, figure inaccessible de nos contes de jeunesse.
Cependant, l'épisode ne tarde pas à nous rappeler que nous sommes dans Doctor Who : l'insouciance ne peut fonctionner qu'un temps et, parfois, le retour à la réalité se révèle encore plus douloureux après avoir frôlé de si près le bonheur. Les bons moments ont donc aussi leur terme. Notre âme pourra s'y brûler, même si cela ne signifie pas qu'ils ne méritent pas d'être vécus. En ouvrant le coeur de Bazran à cette figure angélique, princesse de glace figée de façon presque intemporelle qui reprend vie chaque Noël, le Docteur conduit le jeune garçon sur un chemin plus sombre qu'il n'y paraît a priori. Car la destinée de cette jeune femme semblant trop parfaite pour être réelle est déjà scellée. Les Noëls s'égrènent comme un compte à rebours, vers une inévitable échéance fatale. Et ces instants magiques passés en sa compagnie se changent alors en souvenirs chargés de regrets. L'émotion étant trop intense pour pouvoir la canaliser, Kazran va s'endurcir en chérissant des sentiments trop forts pour ne pas blesser.
Après avoir découvert qu'il ne restait à Abigail qu'un seul jour à vivre, les Noëls passeront plus sombres les uns que les autres, chargés de cette aigreur diffuse, pas pleinement rationnelle, qui amènera Kazran à se répéter inlassablement la même question : comment choisir le dernier jour de la vie de sa bien-aimée ? Si Abigail fut la lumière de sa vie, elle devient également une ombre pesante à laquelle il ne pourra faire face...
Parvenir à ce que Kazran fasse la paix avec lui-même et recouvre cette humanité refoulée par un père tyrannique, qu'une histoire d'amour brisée aura ensuite achevée, ce sera donc l'épreuve initiatique suivie dans cette aventure. Le Docteur s'en acquitte avec cette touche folie virevoltante habituelle, mêlant une spontanéité désarmante et une pointe d'arrogance teintée de cette quasi-omniscience affichée à la fois fascinante et parfois volontairement surjouée. Si l'ensemble captive autant, cela est aussi du en partie aux dialogues admirablement ciselés, toujours vifs et souvent jubilatoires, dont l'épisode regorge. Les répliques potentiellement cultes s'enchaînent à un rythme soutenu, mêlant auto-références aux épisodes passés, évocations vestimentaires ou enore échanges plus piquants conduits avec notamment Amy. Tout cela permet au téléspectateur de renouer le lien avec un autre esprit tout aussi indispensable à côté de celui de Noël, celui de Doctor Who.
Dans la lignée des précédents épisodes spéciaux, les compagnons du moment du Docteur restent en retrait, comme s'il fallait prendre garde à ce qu'ils n'empiètent pas sur la magie de Noël propre à cette heure teintée d'un merveilleux émotionnel presque brut. Dans leurs costumes atypiques, source d'un running gag tout au long de l'épisode, Amy et Rory sont ainsi seulement présent en arrière-plan, servant de fil rouge pour rappeler l'objectif premier qui est de parvenir à faire atterrir le vaisseau sans dommage sur la planète. Pour autant, la liaison par radio suffit à occasionner quelques ruptures narratives intéressantes, en offrant des illustrations de cette complicité à laquelle la fin de la saison 5 était parvenue.
Dans ce conte de Noël, dont l'écriture se savoure, si les répliques fusent à l'image d'un Docteur plus enjoué et déchaîné que jamais, ce résultat convaincant doit aussi beaucoup au casting qui le porte. Matt Smith prouve encore une fois toute la vitalité presque enivrante et toujours fascinante, qu'il est capable d'insuffler à ce personnage de Eleven, faisant preuve d'une versatilité qui confine parfois à une fausse insouciance assez intrigante. La paire que constituent Karen Gillan et Arthur Darvill conserve admirablement cette dynamique de couple qui leur est propre et fonctionne toujours aussi admirablement.
Cependant, dans cet épisode de Noël, il convient également de saluer ces guest du jour. Cela n'est pas toujours le cas, il convient donc de le souligner. Au-delà de la performance de Michael Gambon, qui fait logiquement preuve d'un grand professionnalisme, figure ambiguë, sachant se montrer tour à tour impitoyable puis touchant, Katherine Jenkins se révèle dans un rôle finalement conçu sur mesure. La chanteuse a l'occasion d'exercer tous ses talents de vocaliste, tout en ne dépareillant absolument pas devant la caméra dans les scènes qui requièrent un réel jeu d'acteur. Un casting donc réussi, qui fonctionne à l'écran et qui permet d'apporter la touche finale à cette belle histoire que l'on prend plaisir à suivre.
Bilan : Sachant recréer une atmosphère merveilleuse de circonstance, A Christmas Carol est un épisode spécial classique et abouti. Fidèle à l'esprit de la série, il n'en embrasse pas moins cette ambiance de Noël propre à cette période de l'année, qui se manifeste par cette magie diffuse dont le parfum flotte tout au long de l'épisode et dans laquelle le téléspectateur se laisse emporter. Pleinement portée par un casting qui constitue une réelle valeur ajoutée, Doctor Who propose ici une heure de divertissement non dépourvue d'une dimension fortement émotionnelle, plus ambivalente et subtile, qui saura toucher tous les publics.
Un Noël donc réussi, en attendant la saison 6 que j'espère voir repartir sur les mêmes bases solides en terme d'ambiance et d'alchimie des personnages.
NOTE : 9/10
Et, en bonus, pour aiguiser notre curiosité, un petit avant-goût de la saison 6 :