Finalement, le livre par le début...

Publié le 26 décembre 2010 par Lheretique

Quelques blogueurs et commentateurs ont réagi au thème que je proposais, le 18 décembre dernier. Ferocias, entre autres, qui juge que sur le fond, le livre est programmé pour une lecture linéaire, ou encore Traqueur Stellaire qui ne se mouille pas dans la polémique. Dans les commentaires, Didier Goux a réagi, à vrai dire sans surprise, en jugeant que ce choix de lecture n'est faisable qu'avec un livre déjà lu. Il est suivi par Chistian (Romain) qui expose une argumentation convaincante à base de Virgile et de peinture flamande. J'ai été victime aussi du syndrome d'Icare en contemplant le tableau de Bruegel. Christian énonce clairement comme objectif de lecture l'identification des intentions de l'auteur. Réponse en conséquence, donc...

Prenons d'abord l'analogie avec la syntaxe latine. Il est vrai qu'elle est beaucoup moins contraignante que la nôtre. C'est dire que, d'une certaine façon, elle offre plus de libertés. Mais pour autant, il ne faut pas oublier que l'ordre choisi par le locuteur ou l'écrivain est un ordre voulu, destiné à produire un effet (réussi ou pas, c'est une autre question). Toute énonciation littéraire suppose une intention.
Prenons par exemple la citation de Virgile : "O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas". Le "agricolas" arrive en dernier, comme la révélation de la petite énigme que constitue le début de la phrase. Il appuie l'intention et marque la phrase en la concluant. L'ordre n'est pas innocent. Idem avec, par exemple, la formule "Ne, sutor, supra crepidam". Si on place "Sutor" en premier, on a une simple interpellation. Mais en le plaçant juste après le "Ne", on a à la fois une interpellation et une explicitation. L'équivalent français serait dans le premier cas "Cordonnier, ne t'autorise pas à..." et dans le second "Ne t'autorise pas, toi qui n'es que cordonnier, à..." La différence, tant littéraire que sémantique, n'est pas mince ; et pourtant elle ne tient qu'à l'ordre des mots.
Il me semble qu'un livre (enfin, disons un roman écrit par un véritable auteur) suit la même logique. Sa construction obéit à une intention, tout comme le choix des phrases et celui des mots dans la phrase. C'est ce qu'on appelle le style. Je me souviens d'une nouvelle de science-fiction des années 60 (peut-être bien de Pierre Boulle) où un programmeur faisait écrire par un ordinateur le monologue d'Hamlet en lui impulsant l'équivalent électronique d'émotions et d'états d'âme. Le résultat était fidèle à l'original, à un mot près : l'ordinateur produisait "a heap of troubles" là où Shakespeare a écrit "a sea of troubles". Et l'auteur de disserter sur ce qui fait le style : un choix particulier et parfois arbitraire de mot.
Tout ça pour dire qu'en faisant fi de l'ordre narratif voulu par l'auteur (exception faite des "acrobaties" comme celle de Cortazar), on risque de passer à côté de l'intention de l'auteur. Et donc en somme de lire un autre livre que celui qu'il aura écrit.
Ce ne serait du reste pas bien grave. Malraux affirmait que "au delà de trois cents exemplaires vendus, tout livre est un malentendu" ; c'est-à-dire qu'au fond chacun se fait son propre livre à la lecture d'un livre, comme peut-être d'ailleurs son propre film ou sa propre pièce de théâtre.
Pour ma part, je considère que lire, au vrai sens du terme, consiste à reconstruire dans son propre esprit ce qui a présidé à la genèse de l'œuvre. Pas volontairement, en analysant et en disséquant, mais par un mécanisme intellectuel et psychologique que je serais bien en peine d'expliquer mais que j'ai expérimenté à de nombreuses reprises.
Pour essayer de me faire comprendre, je vais prendre un exemple dans un autre domaine : la peinture.
Il existe un tableau de Bruegel l'Ancien intitulé "Paysage avec chute d'Icare". Le tableau représente au premier plan un paysan labourant son champ. Derrière lui, la mer, un bateau et, tout à côté du bateau, dépassant d'une gerbe d'écume, le bras ou le pied d'Icare qui vient de s'abîmer dans les flots.
Le spectateur qui regarde ce tableau n'aperçoit pas d'abord Icare. Il voit le personnage principal, le décor ; mais averti par le titre il cherche Icare, finit par le trouver et se rapproche alors pour le regarder de plus près. Ce faisant, et sans en avoir conscience, le spectateur reconstitue la trajectoire d'Icare : il "survole" le décor puis identifie un point particulier et "plonge" vers ce point, se confondant ainsi avec le héros de la scène. En fait, Bruegel ne nous fait pas voir Icare, mais vivre la chute d'Icare.
Et, à mon sens, on n'a pas vraiment "vu" le tableau tant que l'on a pas , non seulement revécu la chute d'Icare, mais pris conscience de ce que Bruegel nous a fait revivre cette chute.
Pour moi, lire "vraiment" un roman, c'est un peu la même chose. En le lisant, on se prête au jeu voulu et pensé par l'auteur (comme devant le tableau on survole puis on plonge), et en même temps on prend conscience à la fois de ce mécanisme, de l'intention qui y a présidé et de l'état d'esprit (voire, de l'état de conscience) qui l'a généré.
Ce qui suppose évidemment de "jouer le jeu" en suivant le balisage voulu par l'auteur. Donc, de commencer plutôt par le début.