Magazine

Envoyé par une amie

Publié le 26 décembre 2010 par Toulousejoyce

19 et 20 décembre 1910 : Vienne rongée par la vermine

“Ah, c’est horrible. Ce que je vois m’effraie : la vermine envahit Vienne !” La vieille Andreea Ghicitorescu a longtemps vécu dans la capitale autrichienne et ses talents de prédiction de l’avenir ont fait sa réputation et sa célébrité. Dans la Teinfaltstrasse, elle officiait pour les aristocrates en vue et les grands bourgeois de l’Empire.

Vienne, capitale d’un Empire Austro-Hongrois à bout de souffle, pendant l’hiver

Pendant sa longue activité de divination, cette dame d’origine roumaine a tout prévu, avec une exactitude stupéfiante : la défaite de Sadowa de 1866, la mort dans des circonstances mystérieuses de l’Archiduc Rodolphe et de sa maîtresse Marie Vetsera en 1889, l’assassinat de l’impératrice Élisabeth (dite Sissi) en 1898… A chaque fois, ses tirages de cartes, son analyse des fumées d’encens ou des foies d’animaux lui ont donné des visions de cauchemar et elle a annoncé avec effroi les abîmes vers lesquels la patrie des Habsbourg se précipitait en aveugle.

L’ambiance orientale de son salon, les lourdes tentures rouge sang, le son d’un violon sortant de nulle part ajoutaient au mystère d’un lieu fréquenté en secret aussi bien par la famille impériale que par certains grands ambassadeurs ou ministres. Andreea Ghicitorescu proférait ses prédictions d’une voix blanche, le teint pâle, cireux presque, ses yeux gris tournant de leur orbite quand ils ne transperçaient pas l’âme de ses visiteurs. Des ongles longs crochus finissant des mains fines, blanches aux veines bleues saillantes qu’elle passait devant une bouche d’où ne sortaient que des mots châtiés, accentuaient ses allures de sorcière des beaux quartiers.

Ses visions ne venaient pas seules, elles s’accompagnaient de tremblements terribles voire de débuts de transe. Les pires malheurs étaient annoncés dans un état second, comme sous hypnose, à des visiteurs fascinés et sentant la main du diable se poser sur leurs fragiles épaules.

Brusquement, en mars 1908, Andreea a quitté Vienne pour Paris. Chassée par le pouvoir ? Lassée de prédire la fin de l’Empire sans provoquer de réaction ? Épuisée par son activité où elle mettait tout d’elle-même ? Personne ne sait vraiment. Son nouvel appartement de la rue Saint-Honoré reste peu connu. Son adresse m’a été donné par un ancien consul finissant sa carrière au Quai, dans l’ennui et le whisky.

 " Mère Andreea " comme elle aime être appelée, n’intéresse guère nos compatriotes. Ses visions demeurent focalisées sur le Danube et l’avenir du Hofburg. Elle ressasse, solitaire, ce qu’elle appelle " ses vieilles histoires ". Et c’est aujourd’hui que j’ai décidé de lui rendre visite, passionné que je reste par Vienne.

Elle m’accueille dans son ample robe noire cachant mal sa démarche lourde, ses pieds trainant de fatigue sur un parquet parisien grinçant.

 " Racontez-moi encore Vienne, Andreea : la ville, le Ring, le Hof-Hoperntheater, la Sécession, la Cour, l’Empereur François-Joseph… "

La voyante m’invite à la rejoindre à sa table, mélange, coupe son jeu de tarot puis étale l’ensemble sous mes yeux.

De sa voix éraillée et peu audible, elle commente : " L’avenir de l’Autriche-Hongrie est là. Derrière chaque carte, un acteur clef, un événement ou un lieu. Derrière chaque carte, un épisode d’une histoire terrible. Le tout s’enchaîne logiquement. Ce sera la descente vers l’enfer. " Sa main tremble, elle peine à tenir sa tête droite et ses yeux commencent à se révulser. D’un geste, elle s’empare d’une carte : " Bismarck, il est toujours là et tire toutes les ficelles… Sadowa, Sadowa…" Le rappel de la défaite autrichienne contre la Prusse, événement déjà ancien, ne m’apporte rien, je dirige donc la main d’Andreea vers les cartes représentant le présent ou le futur, provoquant sa terreur.

 " Laissez ces cartes, elles n’annoncent rien de bon. " D’autorité, j’en saisis pourtant une et lui tends pour interprétation : " et celle-là ? " Laconiquement, elle lâche le nom du maire de Vienne décédé cette année, Karl Lueger. Sur ma demande d’en savoir plus, elle ajoute " Il monte le peuple contre les Juifs. Il sait manier les foules, diriger un parti pour parvenir à ses fins. Sa propagande est redoutable… " Je retourne la carte suivante : " Et ce dix de trèfle ? " Sur un ton glaçant, mon interlocutrice évoque maintenant Schönerer, parlementaire vieillissant, antijuif aussi, pro-allemand, transformant le parlement de Vienne en champ de bataille nationaliste.

Mon bras survole d’autres cartes et en saisit une au hasard. Andreea pousse un cri d’effroi : " Pas celle-là ! " et elle me force à la reposer. J’ai juste le temps de voir l’image du Diable et le chiffre XIII. " Mais que signifie-t-elle ? " ai-je juste le temps d’implorer.

Andreea se recule, réfléchit et reste muette, les yeux mi-clos. J’insiste : " Vous devez me dire, peut-être pouvons-nous agir sur ce futur qui vous impressionne tant… "

La vieille femme ne répond pas à ma question. Et elle évoque - sans que je comprenne - l’histoire d’un pauvre type : "  Il vit dans le Foyer pour hommes de la Meldemannstrasse, dans le nord de la ville. Artiste peintre raté, indolent, capricieux et colérique, sans le sou, raciste, c’est la haine qui couve en lui. Fasciné par la force et les puissants, Wagner et la grande Allemagne, affolé par le peuple ouvrier uni derrière le parti social-démocrate, il serre les poings dans ses poches vides et trouées. "

J’interromps la cartomancienne. " Mais pourquoi me parlez-vous de ce marginal ? " Redevenue calme, la Roumaine aux talents mystérieux, se sert, solitairement, un verre d’eau de vie. En buvant à petites gorgées, elle complète son bref exposé : " Ce minus représente la vermine dont je vous parlais tout à l’heure. Vienne est rongée par les cancrelats, ces êtres vils portés par les vagues d’un destin incertain et sans doute sombre. Bons à rien, ils sont prêts à tout. Ils creusent leurs galeries de termites dans l’édifice d’une monarchie viennoise vermoulue, sapée par les querelles entre peuples égoïstes. Ils se nourrissent de la haine de l’autre, ils ont le goût de la force et se gavent du sang de la démocratie qu’ils détestent. Ils se multiplient, pullulent, et dégagent une odeur pestilentielle. "

 " Comment s’appelle votre homme ? " Andreea repose son verre et me fixe : " Lui, c’est le pire, c’est…. "

Je n’ai pas retenu le nom.

http://ilyaunsiecle.blog.lemonde.fr/2010/12/19/19-et-20-d...


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Toulousejoyce 77 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog