Café Salé et Aleksi Briclot : histoires de passionnés du crayon

Publié le 25 décembre 2010 par Paoru

Pour fêter les 1 an de Paoru.fr (qui a lieu demain pour être exact), je voulais vous proposer une grande interview, par sa taille d'abord, mais aussi par le plaisir que j'ai eu à la faire. Rencontrer des passionnés talentueux et qui plus est des passionnés qui savent parler de leur passion n'est pas si fréquent, et constitue toujours un grand plaisir... et un boost énorme question motivation.La passion c'est contagieux... Et c'est tant mieux !

Je vous laisse lire ce petit dossier, en espérant que l'engouement sera palpable et que vous prendrez, comme toujours, autant de plaisir à le lire que j'ai eu à le faire !

Le 28 octobre dernier le collectif d'artistes Café Salé ( CFSL pour les intimes) et l'illustrateur Aleksi Briclot donnait naissance à Worlds & Wonders, un recueil d'illustration qui condense plus d'une décade de travaux de ce dessinateur de génie. Après avoir présenté à la presse leur petit bébé, Aleksi et Made, co-fondateur de CFSL, ont accepté de nous rencontrer pour deux heures d'échanges passionnants sur leurs parcours et leurs travaux. De l'influence grandissante de l'Asie à la définition de la " French Touch ", de la communauté de graphistes à l'artiste singulier,votre serviteur a donc décidé de franchir un temps les frontières nippones pour partager sur notre passion commune : le dessin.

De Café Salé à Worlds & Wonders : portraits parallèles

Café Salé : quand une passion trouve sa communauté

En septembre 2002, un petit forum d'illustrateurs et de graphistes nait sous l'impulsion d'une bande d'amis, pour échanger leurs avis sur leurs images et travaux divers. Kness, Made, Bengal et une petite quinzaine d'artistes initient donc une aventure qui les ont amenés à devenir la première communauté francophone de dessinateurs. Aujourd'hui Café Salé.net représente 45 000 visites par jour, plus de 26 000 artistes échangeant sur plusieurs dizaines de milliers de sujets à travers plus d'un million de messages postés.

Des chiffres en constante progression, tout " en faisant attention à ne pas les gonfler comme cela arrive dans de nombreux forums... on surveille et on enlève systématiquement les comptes morts " précise Made, co-fondateur. Comme la plupart des forums, cette association réunit toute une communauté autour d'un sujet particulier, en l'occurrence les arts graphiques.

Lorsqu'on demande à Made comment on passe de la bande de potes à une communauté massive, il explique avec simplicité l'évolution de CFSL : " On a changé, mais on eu le luxe de la faire à travers le temps, sans pression et en suivant notre ligne éditoriale. Petit à petit on a pu se baser sur les modérateurs, qui sont entre 15 et 20 à l'heure actuelle, dont une dizaine qui constitue le noyau dur. Ils sont spécialisés dans leur domaine, qu'il s'agisse de connaissances en informatique ou sur le plan artistique.

Même si nous ne sommes pas fans du classement ou de l'étiquetage on a également du en passer par là pour tout organiser, et c'est assez amusant de voir que certains restent dans leur bulle... Des gens de la photo n'ont jamais mis les pieds dans la section illustration et inversement. D'où l'intérêt qu'ils se rencontrent. "

Le tout dans une ambiance passionnée, mais sereine : " L'humilité est une condition sine qua non, et n'a jamais été incompatible avec le talent " précise Made en jetant un regard à Aleksi, pour illustrer simplement son propos. " Les égos existent mais les pétages de plombs sont rares, pas plus d'un par an " précise-t-il.

" Se faire plaisir et mettre en valeur des artistes ", tel est le créneau de CFSL décrit par Kness, sa fondatrice, dans une interview accordée au blog VOUDO! Design, un autre collectif d'artistes. " Dans la jungle qu'est internet tout le monde peut être vu mais personne ne l'est réellement. Pour nous l'idée c'est de faire voir au monde que certaines personnes sont très douées et qu'elles méritent d'être mises en avant, embauchées, exposées, ou juste vues tout simplement. "

La communauté a donc grandi et pendant que les artistes amateurs et professionnels recueillaient leur avis pour s'enrichir mutuellement, CFSL.net à lui aussi fait des rencontres, dont une majeure en 2006 avec Tot, le co-fondateur d' Ankama. Un an plus tard sortait le premier artbook Café Salé, premier hommage rendu au collectif et première fenêtre sur les talentueux artisans de l'art numérique. Parmi les 250 pages de ce premier opus, une dizaine d'entre elles portent alors la marque d'un artiste déjà accompli : Aleksi Briclot.

Aleksi Briclot, créateur d'images

Le dessin a toujours été une évidence pour ce jeune homme né en 1978 dans le nord-est de la France. Après une enfance passée à rêver - entre autres - de super héros et de leurs univers, Aleksi suis un cursus Arts Appliqués au lycée de Nevers et enchaîne ensuite un BTS image de communication. Comme il l'explique lui-même, ces années d'étude lui ont donné " une culture de l'image. Elles m'ont appris les codes visuels, mais aussi à trouver du fond, développer des idées... Tout un savoir faire qui m'a été très utile par la suite. "

Des années où il fréquente également le monde du fanzinat et effectue plusieurs illustrations pour des magazines puis des livres de jeux de rôles.

Avide d'expérience et hypercréatif, Aleksi va ensuite s'essayer à une multitude d'univers : celui des comics (Annihilation : Conquest, New Avengers, Spawn) celui de la fantasy (Légendes de la Table Ronde, Merlin) et du jeu de cartes Magic dont il est aujourd'hui l'un des illustrateurs clé, ou enfin le monde du jeu vidéo... Où feu Cryo Entertainment, Calisto, Ubisoft et Darworks ont pu apprécier sa créativité, de Splinter Cellà Cold Fear.

Néanmoins l'expérience des jeux vidéo ne s'est pas faite sans heurts, mais Aleksi semble en tirer des leçons plutôt que des regrets : " Je suis rentré dans l'industrie du jeu vidéo quasiment à mes débuts professionnels et, au sein de plusieurs studios de développement, j'ai planché sur un grand nombre de projets variés, que ces derniers aient abouti ou non. Le ratio de projets avortés, et donc la frustration engendrée, m'a poussé à voler de mes propres ailes et m'a conforté quant à la nécessité de varier mes activités. "

Dans la liste extrêmement variée de ses expériences le dénominateur commun qui saute aux yeux est l'admiration sans borne qu'il suscite auprès de ses collaborateurs. Parmi les " petits mots " qui parsèment Worlds & Wonders, Made décrit l'artiste et son travail avec beaucoup de justesse : " Le travail d'Aleksiest une rencontre avec des univers où cohabitent élégance et fougue. C'est pourtant une balance difficile à obtenir et il nous l'offre à chacune de ses compositions. Le voir à l'œuvre, c'est le voir au combat : recherches, doutes, création, destruction, modifications, expériences, instinct... De ce chaos il triomphe toujours. Je ne cesse d'être frappé par la force brute qui ressort de ses images. Nul doute, Aleksiest l'un des architectes qui bâtissent nos mondes imaginaires "

Lorsqu'on demande au principal intéressé si l'enfant rêveur qu'il était serait satisfait de sa vie actuelle d'artiste, Aleksi sourit en repensant à cet ancien lui-même puis s'interroge et réfléchis - bute même - pour répondre à cette question. " C'est une bonne question mais c'est très difficile de comparer ce que je vis aujourd'hui et ce que j'imaginais à l'époque. Je fantasmais énormément sur tout ce que je pouvais lire, mais sans être connecté à la réalité du milieu. A l'époque, sans internet, cet univers était pour moi une île intouchable ".

Ce " Jack Sparrow de la gribouille ", comme l'appelle l'illustrateur Benjamin Carré, va aujourd'hui d'île en île. Des rencontres dans les workshops internationaux organisés par CFSL ou d'autres, dont il affectionne les échanges et la créativité, aux projets multiples qui emplissent son esprit et débordent de son carnet de rendez-vous, Aleksi va toujours de l'avant, avide de nouvelles idées, de nouvelles techniques.


C'est ce parcours passionnant que retrace Worlds & Wonders où les planches puissantes de " l'indien aux cheveux de soleil " (comme l'appellent les enfants d'un ami) côtoient une analyse très perspicace de son métier aux milles facettes. Mais il permet également, à travers d'intenses hommages, de percevoir la réelle dimension de ce jeune homme simple, disponible et décontracté qui a, l'air de rien, déjà gagné le respect de toute sa profession.

Un des monstres sacrés du Comics, Todd Mc Farlane, pourtant très acide avec ses confrères, conclut avec éloquence cet ouvrage : " J'espère que vous apprécierez cette rétrospective de son œuvre, que vous percevrez son talent grandissant, et que vous prendrez conscience de votre chance d'avoir en Europe un artiste aussi rare, un véritable trésor. Je te souhaite bonne chance, Aleksi, et je suis certain que les décennies à venir nous réservent un ouvrage qui dépassera encore tout le magnifique travail déjà accompli ".

Tout est dit.

Artistes graphiques et leurs influences : discussion autour d'un Café Salé...

CFSL, la pédagogie du concret

En rassemblant sans distinction amateurs et professionnels, Café Salé.net est devenu une communauté pédagogique d'un nouveau genre perpétuée à travers les workshops et les expositions, lieux de rencontre et d'apprentissage en live, toujours nécessaires.

Quand on lui demande si CFSL comble un manque d'école dans le monde de la BD, Made se remémore les débuts de l'aventure : " C'était assez vrai à l'époque, nous étions la première génération de dessinateurs numériques, c'était un jeu, pas vraiment un métier. Il faut dire qu'il n'y avait aucun modèle et pas ou peu de cursus. Les facultés d'art ne nous emballaient pas plus que ça car nous avions besoin de concret comme la création de fanzines, sur Amstrad and co.

Ce qui n'empêchait pas de nombreux chasseurs de têtes, d'Ubisoft ou de Cryo, de s'intéresser à nos premières réunions au Bar des Furieux (NDLR : lieu de naissance et de brainstorming arrosé de CFSL, d'Aleksi et de bien d'autres) "

Les écoles, comme SUPINFO et d'autres ont fini par se développer et sont devenues beaucoup plus nombreuses. Mais lorsque les jeunes de ces écoles venaient me voir, ils n'étaient pas formés au terrain. Ils connaissaient les bases et la théorie mais n'étaient pas prêt pour autant. Donc on a voulu établir un pont avec la réalité du milieu pour ces gens qui savent globalement de quoi ils parlent sans savoir ce qu'il faut mettre dans un CV.

Ce qui ne change pas avec les années, c'est que ce sont les plus motivés qui sortent du lot, les autodidactes, des gens comme De Pins par exemple (ndr : Arthur de Pins, dessinateur et auteur de BD et de films comme La révolution des crabes ou encore la saga Péchés Mignons) "

Aleksi relativise également sur le poids des études dans ce type de carrière : " On juge sur pièce, en vrai, pas sur un diplôme, contrairement à d'autres métiers où ce dernier est une garantie. Il y a des écoles formatrices mais dans le feu de l'action les jeunes diplômés peuvent facilement être largués et dans le métier d'auteur BD c'est encore pire, tu es tout seul ! "

France, USA, Japon : influences d'ici et d'ailleurs...

Même si la route est donc parsemée d'embûches, les artistes graphiques français confirmés s'exportent plutôt bien à l'étranger... Mais si l'on regarde les artbook de Café Salé, où chaque croquis se démarque totalement du suivant, où l'éternelle BD Franco Belge n'est plus qu'une influence parmi tant d'autres, comment définit-on aujourd'hui le graphisme de l'hexagone ?

Aleksi puis Made tentent de répondre à cette épineuse question, qui a visiblement été le sujet de discussions antérieures ...

Aleksi : " De l'intérieur c'est difficile à voir. On possède une culture visuelle assez poussée je pense. Mais c'est vrai que dans les workshops internationaux on se retrouve à 5 ou 6 français parmi une trentaine d'instructeurs, donc il y a bien quelque chose... De l'extérieur je pense qu'il y a une certaine intelligence, une vivacité d'esprit. En France, ça fuse, il y pas mal d'échange d'idées. "

Made : " C'est notre coté latin sous-jacent. En plus il y a un mix quasi-unique entre les influences américaines, franco-belges et asiatiques, mais c'est plus qu'un mélange... "

Aleksi : " Et quand c'est assumé, c'est un mélange qui fonctionne. "

Made : " Ce mix est digéré. À contrario aux USA ou au Japon, dans les gros forums, ils se ressemblent beaucoup, on retrouve plusieurs grandes écoles avec des nuances mais c'est assez peu novateur, même si ça peut être au top techniquement. Ici on a des sources multiples et on évolue, grâce à la critique... "

Aleksi : " Du coup on vit et on meurt plus vite aussi... "

Et puisque l'on parle d'inspirations multiples, il était impossible de ne pas parler de celle de l'Asie et du Japon, surtout lorsque que l'on sait que la naissance de CFSL s'est réalisée en plein boom du manga, en 2002, et qu'ils ont depuis eu tout le loisir de voir cette influence croître à travers des artistes du collectif comme Stephy, Sephiel, Nicolab, Grelin ou Orkimede ...

Une évolution qui ne se fait pas sans mal d'ailleurs, comme l'explique Made : " On (les artistes français, NDLR) est très critique et beaucoup n'apprécient pas trop cette évolution, comme on n'appréciait pas les mangas à leur arrivée en France. Mais nous sommes au début de ce changement, et des barrières tombent chaque minute, le mélange s'opère. Heureusement, une fois de plus, on ne fait pas de copie, on adapte. "

Et lorsqu'on leur demande quels sont les artistes japonais qui comptent parmi leurs références, les noms fusent.

Made : " Ils sont multiples : Otomo, Terada, Junko Mitsuno, Kōji Morimoto et plus globalement le Studio 4C qui a apporté énormément. "

Aleksi : " J'irai chercher plus loin, je bouffais du Club Dorothée et compagnie et j'adore Macross, qui me fait encore triper. Terada & Rakugaking également. Du côté de la sculpture, façon Terada mais avec du matériau, il y a Nirasawa. Dans les choses plus récentes il y a Urasawa, excellent narrateur, Amano ou encore la série Gantz. "

Enfin lorsqu'on demande à ses amoureux des images laquelle ils emporteraient en cas d'incendie ou de départ sur une île déserte, Made cite une des peintures d' Ashley Wood, dont il est un grand fan, où une farandole de robots poursuit un petit chat. Aleksi, toujours en perpétuel mouvement et ayant sans doute mille images en tête plutôt qu'une, nous parle alors d'une de ses inventions : " le mur à merde, un collage de visuels et croquis avec les commentaires de tout le monde que j'ai déjà expérimenté au bureau, avec un aspect collage brut plutôt sympa... "

C'est sur cette idée originale et créative que se clôt ces deux heures d'entretien qui l'ont été tout autant. Merci à Aleksi Briclot et Made pour leur gentillesse, leur passion et leur temps. Merci également à Marie Fabbri d'Ankama qui a permis cette rencontre.

Retrouvez Worlds & Wonders, l'artbook d' Aleksi Briclot et les derniers projets du Café Salé sur le site internet du collectif et celui de CFSL Ink, l'éditeur.


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