Nomadisme et territoires
Chochana Boukhobza a débuté sa vie en nomade. De la Tunisie, quittée en 1963, elle ne conserve aucune image. La première odeur dont le souvenir lui chatouille encore les narines, c’est celle des marrons chauds qui flotte dans l’air, lors de son arrivée à Paris ; elle a 4 ans et ses parents confient son éducation à "des sœurs en cornette" et à une cousine, fausse médium mais vraie psychologue. Puis, à 17 ans, la jeune fille rejoint Israël et le Lycée français de Jérusalem. Débutent alors des années de sauvage liberté, de celles qui marquent et qui forgent les amitiés qu’on n’oublie jamais. Avec ses amis, ils font le mur, partent arpenter le désert en stop. Le temps a dû s’arrêter quelquefois. Aujourd’hui encore, quand elle ne va pas bien, Chochana Boukhobza "prend un billet et part se régénérer là-bas", renouer un dialogue quasi ininterrompu avec ceux qui y sont restés. Cette terre d’Israël, c’est son terreau, sa terre nourricière. Et pourtant, elle l’a quittée.
Depuis ses 21 ans, l’écrivain vit en France, y a solidement implanté sa grande et turbulente famille et s’y trouve "parfaitement bien". Paradoxe ? Pas entièrement. Car, si elle ne ressent aucune nostalgie, Chochana Boukhobva assume son statut d’exilée : "La différence entre l’étranger et l’exilé, c’est que l’exilé ne peut pas revenir. Etre exilé, c’est être quelque chose, puis ne l’être plus". Revenir en Tunisie est alors impossible. Ce serait comme "toucher à un bocal imaginaire" dans lequel elle puise pour nourrir son inspiration orientale. Revenir en Israël l’est tout autant, car aux émotions fortes de la jeunesse a succédé la colère de la maturité. Une colère largement alimentée par les guerres qui lui ont ôté tant de vies chères. "Personne n’en sort indemne ; les guerres plus que l’exil remodèle les sociétés", souffle-t-elle avec gravité.
Si le retour de l’écrivain en Terre Sainte n’a pas lieu, il se fera pourtant par le biais de la fiction. Depuis son premier roman, Un été à Jérusalem (Balland, 1986) pour lequel elle obtient le prix Méditerranée, en passant par Le Cri (Balland, 1987) finaliste au prix Fémina, elle creuse et tamise la terre d’Israël. C’est avec un doux sourire qu’elle le reconnaît : "Comme certains possèdent des arpents de terre, je possède un arpent de terre de pensée. C’est Israël". C’est donc presque sans surprise que Le Troisième jour (Denoël, 2010) s’ouvre à Jérusalem un matin de khamsin, ce vent de sable brûlant venu du désert pour cinquante jours de printemps, et porteur de violents orages. Une atmosphère propice aux déchaînements des passions…
Territoires et écriture
Nous sommes en mai 1990, en pleine Intifada. Elisheva, musicienne talentueuse et de renom international, et
Deux femmes rayonnantes, fortes, qui, se croisant dans une Jérusalem grouillante à la veille de l’Ascension, et malgré tout l’amour qu’elles se portent mutuellement, ne parviennent pourtant pas à pénétrer l’aire de l’autre. On touche là aux thèmes propres et à l’art même de l’écrivain. En scientifique de formation qu’elle est, Chochana Boukhobza aime en effet concevoir ses personnages en termes mathématiques. Elle leur cherche "des fonctions et des aires, des territoires qui leur sont propres et, donc des limites qui vont avec". Elle "y pense sans cesse, tourne autour, cherche à les voir sous tous les angles" et se souvient en avoir porté pendant des centaines de pages, pour finalement les "abandonner car ils n’étaient pas viables"… Ecouter Chochana Boukhobza parler écriture, c’est être attentif à une géométrie, deviner des lignes dans l’espace : "Je scrute l’obscurité, tâtonne, je travaille comme une tapissière cherchant un motif qui pourrait apparaître parmi les lignes qu’elle tisse".
Cette claire conscience de ce qui fait la viabilité de ses personnages, des terres sur lesquelles elle est, chaque fois, amenée à retourner, Chochana Boukhobza ne l’a pas toujours eue. Grande lectrice, elle a, en effet, longtemps été influencée par "l’écriture blanche". Lisant Simenon (un des seuls écrivains français qui sache raconter des histoires, d’après elle) ou Robbe-Grillet, il lui est arrivé d’avoir honte de son "côté séfarade". Elle a craint l’excès, le mélodrame, jusques à chercher à maîtriser à toutes forces l’écriture, réduire les phrases, assécher l’intrigue… Pour se rendre compte, livres après livres, que ce faisant, elle "esquinterait sa matière". En cessant ainsi de s’interdire l’accès à sa propre "terre obsessionnelle", l’écrivain a libéré sa parole.
Silences, paroles et musique
La parole, c’est avant tout les langues ; le français, l’arabe, l’hébreu, trois langues avec lesquelles Chochana Boukhobza pense et s’exprime. Même si sa langue d’écriture ne peut qu’être le français, cela fait bien longtemps qu’elle "marche enlacée par ces trois langues", transmettant ce polyglottisme à ses personnages et émaillant ses romans de phrases tantôt en arabe, tantôt en hébreu. Sans provoquer aucun soubresaut dans la lecture, elles se lient naturellement les unes aux autres, reflétant ainsi la Jérusalem du quotidien que l’auteur connaît, cette ville "pas plus grande que la Place de l’Etoile [où] les quartiers se côtoient et les hommes vivent les uns contre les autres". Le troisième jour ouvre une fenêtre sur cet Israël où arabes et juifs sont contraints de composer, d’apprendre la langue et les signes les uns des autres pour continuer à vivre et à commercer ensemble dans un lieu si exigu. Et c'est la voix de Rachel, tout à coup saisie de cet éclair de compréhension, qui sonne encore à nos oreilles : "J’ai compris que mon père était fêlé et que sa folie était très particulière, qu’elle était le résultat de sa naissance en terre d’islam. Qu’il soit un sioniste convaincu ne changeait rien à son problème. Il portait en lui un terrain secret mais tenace, un terrain où juifs et arabes pouvaient s’entendre, faire des affaires, continuer à se parler"*.
Mais cette parole n’est pas donnée. Elle vient parfois à manquer comme une preuve que tout terrain d’entente est meuble, mais aussi comme preuve de la fragilité des êtres. Dans ce roman bruissant et polyphonique où les voix des personnages s’entremêlent et se font entendre les unes après les autres, Chochana Boukhobza brosse des portraits de silence. Il y a ceux qui perdent les mots, tel ce père tout puissant qui, "en perdant la mémoire perd son autorité". Ceux qui ne les ont jamais beaucoup aimés, comme ce frère s’exprimant à l’économie. Et puis, Elisheva. Profondément enfoncée dans le silence de ceux qui préfèrent se taire de peur qu’on ne les croie pas : "Le silence des survivants".
C’est sans doute la qualité de ce silence qui permet à l’auteur de faire de la musique la colonne vertébrale du Troisième jour. Ce neuvième livre, elle l’a voulu comme "un roman choral construit en concerto où la voix de la soliste, Rachel, est reprise par un orchestre, l’ensemble des voix de ceux qui l’entourent". Et de fait, plutôt discrète tout au long des premières pages, la musique se fait entendre crescendo, au rythme des pérégrinations des personnages dans Jérusalem et prend, peu à peu, le relai de la parole jusqu’à se faire assourdissante, le troisième jour, le jour où tout s’accélère et où tout se dénoue. Le jour du concert.
On ferme le livre, on quitte Chochana Boukhobza devant une rame de métro. Et la musique s’arrête, les voix se taisent. Elle repart s’occuper de ses enfants, observer ses personnages prendre vie et pétrir ses "terres". Mais aujourd’hui, ce sont deux livres qui sont en train de prendre forme sous ses doigts. Et si l’un prend bien racine dans Ses arpents, l’autre constitue un véritable nouveau départ vers d’autres thèmes… comme un espoir que deux idées peuvent bien cohabiter sur une même terre.
Agnès Fleury
* Extraits Le troisème jour (Denoël, 2010)
Crédits photos : Denoël, 2010