À toutes et à tous, ainsi qu’à ceux qui vous sont chers, je souhaite de très belles fêtes de Noël.
Abraham Daniëlsz. Hondius
(Rotterdam, c.1630/32-Londres, 1691),
L’annonce aux bergers et L’adoration des bergers, 1663.
Huile sur panneau, 79 x 64 cm et 79 x 63,5 cm,
Amsterdam, Rijksmuseum.
En France, l’année 2010 aura indubitablement été celle des rendez-vous musicaux manqués, les célébrations du bicentenaire de la naissance de Chopin s’étant transformées en un rouleau compresseur qui a tout laminé sur son passage ; Schumann et Pergolesi ont dû se contenter de strapontins, Cherubini de quelques initiatives éparses, tandis que Burgmüller, Wilhelm Friedemann Bach ou Graupner ont été purement et simplement ignorés. Je me devais donc de saluer, malgré quelques réserves, la parution récente, chez Ricercar, d’un double disque, intitulé Ein Weihnachts Oratorium, consacré à des cantates de ce dernier pour le temps de Noël, dont l’interprétation a été confiée à Florian Heyerick, maître d’œuvre du projet Graupner 2010.
Se pencher sur la musique de Johann Christoph Graupner amène nécessairement à relativiser les jugements de valeur hérités, ce dont nous avons souvent peu conscience, du XIXe siècle en matière de hiérarchie des compositeurs. Pour cette époque comme pour la nôtre, le compositeur allemand de la première moitié du XVIIIe siècle est Johann Sebastian Bach, dont l’image de démiurge dialoguant directement avec Dieu doit beaucoup aux romantiques. De son vivant, les choses étaient différentes, et si les contemporains avaient conscience des qualités de Bach, il n’en demeurait pas moins un musicien « de province », nettement moins en vue que Telemann ou, justement, Graupner, les deux hommes s’étant d’ailleurs vu proposer, sans succès, la succession de Johann Kuhnau (1660-1722) au poste de cantor de Leipzig qui n’échut finalement à Bach que par défaut. Graupner, né le 13 janvier 1683 à Kirchberg, n’était pas un inconnu dans la cité saxonne, où il avait fait son droit et parfait son éducation musicale auprès de Johann Schelle (1648-1701) puis de Kuhnau, tout en participant aux activités du Collegium Musicum qu’y avait fondé Telemann. Après un séjour à Hambourg entre environ 1704 et 1709, où, engagé comme claveciniste à l’opéra Am Gänsemarkt, il collabora avec Reinhard Keiser (1674-1739) et écrivit lui-même cinq ouvrages lyriques, Graupner rejoignit la cour de Darmstadt en 1711 où il fit une brillante carrière de Kapellmeister à partir de 1712, composant sans relâche jusqu’à ce que la cécité l’en empêche en 1754. Cet homme discret, qui refusa toute sa vie d’être portraituré et ne laissa aucun écrit personnel, mourut le 10 mai 1760.
Miraculeusement préservée, alors que le compositeur souhaitait qu’elle fût détruite, la production de Graupner est imposante, puisqu’on y dénombre, outre 113 sinfonias, environ 50 concertos et 80 ouvertures, de nombreuses pages pour clavier (explorées avec talent par Geneviève Soly tout au long de 7 volumes publiés chez Analekta), 1418 cantates d’église et 24 profanes. Sa musique suit les évolutions esthétiques intervenues durant la cinquantaine d’années qu’elle couvre, du « style mêlé » (vermischter Stil) baroque, combinant éléments français, italiens et allemands, aux premières lueurs des styles « galant » et « sensible », cet empfindsamer Stil aux couleurs préclassiques. Ce que l’on connaît de ses cantates sacrées (fort peu, au regard de l’existant) démontre, outre une parfaite maîtrise des techniques d’écriture (polyphonie, contrepoint), une inventivité proprement stupéfiante, qui ne pâlit pas un instant, n’en déplaise à ses thuriféraires, face aux réalisations de Bach. L’utilisation que Graupner fait des voix comme du potentiel dramatique de l’orchestre se ressent clairement, sans néanmoins franchir les limites imposées par la destination religieuse des œuvres, de son expérience dans le domaine de l’opéra, son talent de coloriste, qui semble s’appuyer sur une parfaite connaissance des possibilités des instruments de son époque (je pense, par exemple, à son usage très fin des sonorités du chalumeau) est absolument admirable, sa capacité à illustrer les textes grâce à la musique, en usant d’imitations ou de figurations, est à la fois efficace et sensible, que l’atmosphère soit grandiloquente ou, au contraire, intimiste, registre dans lequel les trouvailles du compositeur regardent le plus nettement vers l’avenir.
Les neuf cantates proposées dans cet enregistrement intitulé, un peu improprement, Ein Weihnachts Oratorium en référence à celui de Bach conçu, lui, comme un cycle à part entière, ont été composées sur une longue période, de la belle et concise cantate-motet pour la fête de la Circoncision Wie bald hast du gelitten (« Si tôt as-tu souffert », GWV 1109/14) de 1714 à des partitions à l’instrumentation plus ample des années 1740-1750 comportant, suivant les œuvres, cors, trompettes, chalumeaux ou timbales. Ce coffret permet donc de se faire une excellente idée de l’évolution de Graupner et de l’éminente qualité de sa musique, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités, et amène, de bonne foi, à s’interroger sur les raisons qui poussent les interprètes à s’y intéresser aussi peu. L’équipe réunie par Florian Heyerick (photo ci-dessous) pour servir ce répertoire appelle malheureusement quelques réserves. Le chœur Ex Tempore, dont l’effectif varie ici entre 16 et 19 chanteurs, est d’une taille un rien trop importante si l’on considère les conditions dont disposait Graupner à Darmstadt, sans doute un ou, au plus, deux chanteurs par partie, mais sa prestation n’en demeure pas moins de très bon niveau, sa souplesse, sa cohésion, ainsi que sa volonté d’alléger le son lui permettant de faire montre d’une grande finesse, d’une belle réactivité et de ne pas empâter la polyphonie. L’orchestre de la Mannheimer Hofkapelle s’acquitte lui aussi de sa partie avec beaucoup de professionnalisme, en dépit de quelques flottements ponctuels dans la mise en place. Il offre une palette de couleurs bien différenciée et séduisante, beaucoup de dynamisme et une appréciable netteté d’articulation. Les solistes, sans démériter, n’appellent hélas pas les mêmes éloges et constituent le point faible de l’enregistrement. Les femmes, plus sollicitées, y brillent heureusement un peu plus que des hommes quelque peu dépassés, eux, par les exigences de l’écriture de Graupner, et si leur chant n’est pas toujours pleinement sensuel et idiomatique, on leur sait gré de restituer des airs solistes, comme « Eilt nur fort, ihr Jammertage » (« Éloignez-vous donc, jours de peine », Cantate GWV 1102/26), ou avec chœur, tel « Jesu, ewger Hoherpriester » (« Jésus, grand prêtre éternel », Cantate GWV 1109/41), avec la sensibilité et le raffinement qu’exigent des morceaux aussi finement ciselés. La direction de Florian Heyerick, précise et attentive, parvient à tirer le meilleur de cette équipe légèrement disparate. Elle rend justice à Graupner par son intelligence d’ensemble, sa fluidité et la foi, parfaitement perceptible, que le chef et chercheur a dans l’excellence de la musique qu’il sert.
J’espère que les réserves émises sur ce Weihnachts Oratorium ne détourneront pas le mélomane curieux de s’y reporter. Il s’agit, en effet, d’une réalisation importante qui permet de mesurer à quel point est injuste la circonspection avec laquelle la musique de Graupner est encore considérée. Alors que notre époque peut se targuer de pouvoir mettre à la disposition du mélomane une bonne dizaine d’intégrales des cantates de Bach, il me semble maintenant urgent, au nom du plaisir d’écoute mais aussi d’une certaine justice historique, de rendre à Graupner la place qui devrait être la sienne. Malgré les quelques imperfections de l’entreprise de Florian Heyerick, sa contribution à cette réhabilitation mérite notre respect et nos encouragements.
Christoph Graupner (1683-1760), Ein Weihnachts Oratorium. Cantates pour l’Avent, Noël, le Jour de l’An et l’Épiphanie, GWV 1101/22, 1102/26, 1103/40, 1104/34, 1109/14 (CD1), 1105/53, 1106/46, 1109/41, 1111/44 (CD2).
Amaryllis Dieltens & Elisabeth Scholl, sopranos
Lothar Blum & Reinoud van Mechelen, ténors
Stefan Geyer, baryton
Ex Tempore
Mannheimer Hofkapelle
Florian Heyerick, direction
2 CD [66’13” & 70’02”] Ricercar RIC 307. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Die Nacht ist vergangen, Cantate pour l’Avent, GWV 1101/22, pour soprano, alto, ténor, basse, cor, 2
hautbois, cordes & basse continue (1722) :
Coro « Die Nacht ist vergangen »
2. Heulet, denn des Herrn Tag ist nahe, Cantate pour l’Avent, GWV 1102/26, pour soprano, alto, ténor, basse,
2 flûtes traversières, cordes & basse continue (1726) :
Aria « Eilt nur fort, ihr Jammertage » – Amaryllis Dieltens
3. Wie bald hast du gelitten, Cantate-motet pour la fête de la Circoncision, GWV 1109/14, pour soprano, alto,
ténor, basse, cordes & basse continue (1714) :
Coro « Wie bald hast du gelitten »
4. Gott sei uns gnädig, Cantate pour le Nouvel An, GWV 1109/41, pour soprano, alto, ténor, basse, 2
trompettes, 4 timbales, 2 hautbois, cordes & basse continue (1741) :
Coro « Jesu, ewger Hoherpriester » – Elisabeth Scholl
5. Wer da glaubet, dass Jesu sei der Christ, Cantate pour l’Avent, GWV 1103/40, pour soprano, alto, ténor,
basse, 2 hautbois, cordes & basse continue (1740) :
Coro « Wer da glaubet, dass Jesu sei der Christ »
Illustration complémentaire :
Georg Adam Eger (Murrhardt, 1727-1808), Chasse au cerf sur le Grosse Woog, c.1755 (détail, la ville à l’arrière-plan est Darmstadt). Huile sur toile, Darmstadt, Jagdschloss Kranichstein.