Un conte puisque c’est Nowel.
Bon, évitez de le raconter aux enfants quand même, si vous souhaitez qu’ils dorment…
Tout d’abord une mise garde : si vous achetez comme moi Contes Macabres de Benjamin Lacombe, veillez (non pas comme moi, qui me suis précipitée bêtement) à vous procurer la toute dernière édition qui comporte la nouvelle Ligeia, une des plus emblématiques de l’auteur…
Comme le dit lui-même l’illustrateur sur son blog : Ligeia est “la nouvelle la plus emblématique de la féminité selon Poe. En effet, ce duel post-mortem entre la brune Ligeia et la blonde Rowena rassemble les 2 archétypes féminins de Poe : la brune à la beauté étrange et la l’intelligence supérieure qui écrase litterallement l’homme par sa supériorité (Morella, Ligeia, Berenice au départ) , et la blonde, la douce, la soumise, presque fade, qui finit par mourir dans l’indifférence (Le portrait ovale, L’ile de la Fée, Le chat noir, Lady Madeleine Usher et donc Rowena dans Ligeia)…”
Il a donc illustré cette nouvelle dans les tons chauds et sombres de rouges et de noirs somptueux…
Voici quelques morceaux choisis de la nouvelle pour vous faire comprendre l’opposition entre les deux modèles féminins Ligeia et Rowena, et la métamorphose finale.
Le portrait de Ligeia fait deux pleines pages… je me contenterai de quelques passages :
“Elle était d’une grande taille, un peu mince, et même dans les derniers jours très-amaigrie. J’essayerais en vain de dépeindre la majesté, l’aisance tranquille de sa démarche, et l’incompréhensible légèreté, l’élasticité de son pas ; elle venait et s’en allait comme une ombre. Je ne m’apercevais jamais de son entrée dans mon cabinet de travail que par la chère musique de sa voix douce et profonde, quand elle posait sa main de marbre sur mon épaule. Quant à la beauté de la figure, aucune femme ne l’a jamais égalée. C’était l’éclat d’un rêve d’opium, une vision aérienne et ravissante, plus étrangement céleste que les rêveries qui voltigent dans les âmes assoupies des filles de Délos.”
“J’examinais le contour du front haut et pâle, — un front irréprochable, — combien ce mot est froid appliqué à une majesté aussi divine ! — la peau rivalisant avec le plus pur ivoire, la largeur imposante, le calme, la gracieuse proéminence des régions au-dessus des tempes, et puis cette chevelure d’un noir de corbeau, lustrée, luxuriante, naturellement bouclée et démontrant toute la force de l’ expression homérique : chevelure d’hyacinthe.”
“Les prunelles étaient du noir le plus brillant et surplombées par des cils de jais très-longs ; ses sourcils, d’un dessin légèrement irrégulier, avaient la même couleur ; toutefois, l’étrangeté que je trouvais dans les yeux était indépendante de leur forme, de leur couleur et de leur éclat, et devait décidément être attribuée à l’expression. Ah ! mot qui n’a pas de sens ! un pur son ! vaste latitude où se retranche toute notre ignorance du spirituel ! L’expression des yeux de Ligeia !… Combien de longues heures ai-je médité dessus ! combien de fois, durant toute une nuit d’été, me suis-je efforcé de les sonder ! Qu’était donc ce je ne sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ? Qu’était cela ?… J’étais possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! elles étaient devenues pour moi les étoiles jumelles de Léda, et moi, j’étais pour elles le plus fervent des astrologues.”
Au sujet de son regard : “Je l’ai reconnu quelquefois, je le répète, à l’aspect d’une vigne rapidement grandie, dans la contemplation d’une phalène, d’un papillon, d’une chrysalide, d’un courant d’eau précipité. Je l’ai trouvé dans l’Océan, dans la chute d’un météore ; je l’ai senti dans les regards de quelques personnes extraordinairement âgées. Il y a dans le ciel une ou deux étoiles, plus particulièrement une étoile de sixième grandeur, double et changeante, qu’on trouvera près de la grande étoile de la Lyre, qui, vues au télescope, m’ont donné un sentiment analogue. Je m’en suis senti rempli par certains sons d’instruments à cordes, et quelquefois aussi par des passages de mes lectures. Parmi d’innombrables exemples, je me rappelle fort bien quelque chose dans un volume de Joseph Glanvill, qui, peut-être simplement à cause de sa bizarrerie, — qui sait ? — m’a toujours inspiré le même sentiment : « Et il y a là dedans la volonté qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? car Dieu n’est qu’une grande volonté pénétrant toutes choses par l’intensité qui lui est propre ; l’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »”
Ligeia est également un esprit supérieur : “J’ai dit que son instruction dépassait celle d’aucune femme que j’eusse connue, — mais où est l’homme qui a traversé avec succès tout le vaste champ des sciences morales, physiques et mathématiques ? Je ne vis pas alors ce que maintenant je perçois clairement, que les connaissances de Ligeia étaient gigantesques, étourdissantes ; cependant, j’avais une conscience suffisante de son infinie supériorité pour me résigner, avec la confiance d’un écolier, à me laisser guider par elle à travers le monde chaotique des investigations métaphysiques dont je m’occupais avec ardeur dans les premières années de notre mariage.”
Évidemment, Ligeia meurt d’une mort inexplicable. Le narrateur qui les bords du Rhin et aménage dans une abbaye anglaise chargée de décoration compliquée, de tentures riches et de tapis aux motifs ensorcelants, tout en noyant son chagrin dans l’opium. Il épouse Rowena “à la blonde chevelure et aux yeux bleus”… Avouez que cette description laconique exprime à elle seule le mépris du narrateur pour la fadeur de sa nouvelle épouse…
Évidemment, Rowena meurt, affligée d’un mal inexpliqué. Dans les ultimes soubresauts de vie, elle se plaint de légers bruits et de changements de motifs dans les tentures et les tapis… Le narrateur, sous l’emprise de l’opium, et somme toute, indifférent à son inévitable trépas, feint de ne pas voir des métamorphoses s’opérer, effectivement, autour de lui. Le souvenir de Ligeia, quant à lui, ne cesse de gagner en vigueur… en réalité.
Après que Rowena eut rendu son dernier souffle, le cadavre ressuscite :
“Le corps, je le répète, remuait, et maintenant plus activement qu’il n’avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière, — les membres se relâchaient, — et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j’aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n’acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, — se levant du lit, — et vacillant, — d’un pas faible, — les yeux fermés, — à la manière d’une personne égarée dans un rêve, — l’être qui était enveloppé du suaire s’avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.”
“D’un bond, j’étais à ses pieds ! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l’horrible suaire qui l’enveloppait ; et alors déborda dans l’atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés ; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l’heure au plumage de corbeau ! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
— Enfin, les voilà donc ! criai-je d’une voix retentissante ; pourrais-je jamais m’y tromper ? — Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, — de lady — de lady Ligeia !”
Voilà. Lady Ligeia, par la force de son caractère et sa supériorité (lisibles dans la fougue de ses prunelles noires), a eu la force de refuser la mort… L’illustrateur a eu l’idée de représenter la résurrection de Ligeia par sa métamorphose en femme-corbeau (les métamorphoses étant au coeur de toute la nouvelle), trônant sur les squelettes d’âmes moins puissantes qu’elle.
Si vous voulez lire la nouvelle intégralement, vous pouvez aller là.