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Une fois n’est pas coutume, mais c’est de dehors que je vous écris.
Plus coutumier de l’écriture intérieure, je tente de me concentrer sur ce que les mots peuvent évoquer, dès lors qu’ils sont prononcés par mes doigts malhabiles, de ce lieu commun où chacun cherche refuge, fuyant le froid qui mord dans la brutalité d’un hiver précoce.
Les cafés où laisser plume s’épancher ne sont pas légion, ici. C’est comme si dans le vide d’une culture désossée, le provençal ne tenait plus rien à son intérieur, tout occupé qu’il est à se construire une façade avenante et touristique.
Je parlais hier de la difficulté de la traduction, de l’interprétation, tournant en dérision ces faux débats qui agitent parfois les milieux musicaux, au point que certains se plairaient à interdire telle ou telle interprétation pour non-conformité aux désirs du compositeur.
Or, combien de partitions sont conformes au manuscrit originel ?
C’est de cette impossibilité à pénétrer les vraies motivations d’un auteur que peut jaillir le besoin d’ajouter son grain au sel à la culture humaine.
Si nous savions vraiment ce qu’Homère ou Sophocle avaient en tête au moment d’écrire leurs épopées, leur théâtre aurait-il nourri les grands mythes qui nous traversent ?
Nous avons besoin de cette liberté immense de lire à travers les lignes ce qui nous interpelle.
On se fichera pas mal de savoir d’où je vous écrit, sinon que cette tension qui est la mienne à l’heure où ces mots jaillissent viendra peut-être à la rencontre de tel ou tel, qui y puisera ce qui lui convient pour transmettre à son tour le flambeau.
Notre devoir n’est pas d’inventer l’écriture, mais de la nourrir, et d’ajouter, à chaque jour qui passe, une page à ce grand livre ouvert, bien avant que l’écriture elle-même puisse se concevoir.
Nous vivons, nous buvons, mangeons, aimons : nous interdira-t-on ces actes si simples au motif que nous ne le ferions pas selon les préceptes d’un créateur dont nul n’est certain de pouvoir affirmer l’existence ?
De ce café où s’entrechoquent tasses, pensées, conversations feutrées, et rayon de soleil matinal, quelle importance peut avoir mon propos, sinon d’exprimer ce chagrin d’en voir tant qui mettent des brides au destrier de leur liberté créative, quand il faudrait au contraire, sans cesse, explorer les voies inédites, sans préjuger de leur validité.
Combien d’auteurs inconnus ont franchi la barrière des siècles, tandis que d’autres, adoubés par les princes, plongeaient avec assurance dans l’oubli le plus total. Les premiers pourtant ont dû mourir avant que leur œuvre puisse recevoir l’hommage des yeux interprètes, les seconds, dont la verve se déployait sur les ondes admiratives, ne nous ont rien laissé qu’une prose dont l’indigence de la pensée ne mérite même pas la reconnaissance de l’histoire.
*
Nos yeux interprètent le temps
Nos cœurs ensemencent la terre
Rien ne justifie notre débâcle
Avant même d’avoir ajouté
Quelques fleurs
Sur la tombe des pensées
Manosque, 23 novembre 2010
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