Cinq cubains à Miami
de Maurice Lemoine
Editions Don Quichotte
1048 pages
Résumé
Un avion de ligne explose en vol. Des bombes, des incendies, des attentats… Qui frappe ainsi Cuba ? Miami, la très honorable « Fondation » et quelques personnages ténébreux : Posaril,
Nández, Maskano, le Dr Orlando… Une même obsession les habite : en finir avec le régime et faire la peau de Castro.
Début des années 1990 : à l’instigation des services de renseignement de l’île, cinq jeunes Cubains s’exilent en Floride, « trahissant la révolution ». Agissant clandestinement, prenant des
risques, prêchant le faux pour savoir le vrai, ils infiltrent les réseaux criminels. La qualité des informations qu’ils recueillent permet à La Havane de communiquer au FBI un dossier exhaustif
sur les commanditaires de ces opérations résidant en territoire américain.
Las ! Ce sont ces cinq agents qu’arrête le FBI. Jugés à Miami ? une ville que tiennent les cubanos, ultras de la contre-révolution ?, les voilà condamnés, au terme d’un procès ubuesque, à des
peines démesurées pour avoir « espionné les États-Unis ».
Mêlant Cubains de l’île et cubanos de Miami, personnages connus (Fidel Castro, George Bush père et fils, Bill Clinton) et anonymes, terroristes internationaux et agents de la CIA, entraînant le
lecteur de Cuba à l’Angola, du Salvador au Nicaragua, de l’Union Soviétique aux États-Unis, ce roman haletant raconte la guerre secrète qui oppose Cuba et ses opposants de l’exil, l’histoire
tumultueuse des relations entre La Havane et Washington, mais lève aussi le voile sur l’un des scandales judiciaires majeurs de notre temps.
L'auteur
Écrivain, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, Maurice Lemoine a notamment publié : Sucre amer (Encre, 1980) ; Los compañeros (Encre,
1982) ; Les Cent portes de l’Amérique latine (L’Atelier, 1990) ; Amérique centrale : Les naufragés d’Esquipulas (L’Atalante, 2002) ; Chávez Presidente (Flammarion, 2005).
Mon avis
Le problème avec les pavés (et celui -ci en est un de plus de 1000 pages), c'est qu'ils peuvent vite être effrayants et abandonnés à moins d'être complètement pris dans l'histoire. C'est ce
qui se passe ici pour moi. J'ai eu beaucoup de mal à commencer ce livre (j'ai dû relire 3 fois les 10 premières pages ). Une fois accoutumée au style ciselé de l'auteur , j'ai réussi à lire
environ 150 pages..
Mais ce livre est tellement dense, foisonnant de lieux, d'évènements de personnages qu'il faut une concentration extrême pour ne pas s'y perdre ce qui en fait une lecture laborieuse. Trop pour moi qui considère que la lecture est avant tout un plaisir
Je suis néanmoins persuadée que cette histoire, en grande partie basée sur des faits réels, est une mine de renseignements pour qui s'intéresse de près aux relations internationales et à la
géopolitique et en particulier à tout ce qui touche à Cuba.
Article de Maurice Lemoine paru dans le monde diplomatique de novembre 2010
Il y a dix ans, le 27 novembre 2000, s’ouvrait à Miami le procès de cinq Cubains qui, pour avoir infiltré les réseaux criminels agissant contre l’île depuis la
Floride, ont été condamnés à des peines qui défient l’entendement. Avant et pendant les audiences, tandis que les médias nationaux et internationaux se désintéressaient de l’affaire, ceux de
Miami ont joué un rôle primordial dans la mise en condition de l’opinion – et des jurés.
Par Maurice Lemoine
Cent policiers ! Une opération digne d’Hollywood pour, ce 12 septembre 1998, à Miami, arrêter cinq Cubains : MM. Gerardo Hernández, Ramon Labañino, René
González, Fernando González et Antonio (Tony) Guerrero. Suivent deux jours d’interrogatoires ininterrompus, exténuants, au long desquels ils ne peuvent ni se laver ni se raser. Le 14 septembre,
vêtements fripés, joues bleuies par la barbe, chevelures en broussaille, yeux ravagés, on les propulse devant une nuée de photographes. Belle séance de portraits ! Ce sont ces « tronches » de
truands qui apparaîtront dans la presse, dès le lendemain.
Ce même 14 septembre, en conférence de presse, le chef local du Federal Bureau of Investigation (FBI) Hector Pesquera fait l’important : « Cette arrestation est
un coup significatif porté au gouvernement cubain. Ses efforts pour espionner les Etats-Unis ont été déjoués. » M. Pesquera ment. Il s’en moque. Il peut se permettre n’importe quoi. Il se trouve
dans la République bananière de Miami et il le sait.
Ceux qui bientôt deviendront les « cinq » ont en réalité infiltré les organisations armées de l’exil anticastriste, tout comme leur vaisseau-amiral, la « très
respectable » Fondation nationale cubano-américaine (FNCA), créée par Ronald Reagan en 1981. Ils ont informé La Havane sur les tentatives d’infiltrations dans l’île et les attentats en
préparation (1). Et pour qui douterait de l’existence de ces réseaux criminels, l’un de leurs principaux acteurs a mis personnellement les points sur les « i » : M. Luis Posada Carriles. Agent de
la Central Intelligence Agency (CIA), auteur intellectuel du crime de La Barbade – l’explosion en vol, en 1976, d’un DC-8 de la Cubana de Aviación (soixante-treize morts) –, il a, depuis
l’Amérique centrale, accordé treize heures d’entretien à Larry Rohter et Ann Louise Bardach, du New York Times. « Je tiens à déclarer que je suis l’organisateur de la campagne contre des
objectifs touristiques, en 1997, à Cuba. » Une série de bombes a, du 12 avril au 4 septembre de cette année-là, frappé les hôtels de La Havane, provoquant d’importants dégâts, la mort d’un
touriste italien et de nombreux blessés. Ayant, à ce moment, quelques comptes à régler avec ses amis, M. Posada Carriles a précisé : « Je suis en lien permanent avec la FNCA. » Réaction des
journalistes : « Vous voulez dire qu’elle est au courant de vos activités ? » « Evidemment, puisqu’elle les finance ! De [Jorge] Mas Canosa [président à l’époque de la FNCA], j’ai dû recevoir
environ deux cent mille dollars. »
Ces révélations, publiées par le NYT les 12 et 13 juillet 1998, tétanisent Miami. Le Miami Herald, le Nuevo Herald, le Diario las Americas, les radios – Radio
Mambi, La Poderosa, etc. –, la télévision – Canal 23, Canal 41, TV Martí – détournent l’attention en bombardant le public de la nouvelle du siècle : une supposée maladie de M. Fidel
Castro.
En revanche, quelques mois plus tard, et s’agissant des « cinq »… Tout y passe. Le mot « espions », en long, en large et en continu. Les formules stéréotypées,
les clichés rebattus des plus mauvais romans. Les déclarations fantaisistes de fonctionnaires du FBI : les détenus sont des individus dangereux. Les mensonges les plus éhontés : « Les espions
planifiaient des sabotages en Floride » (2).
Dix-sept mois d’isolement total dans le pourrissoir de cellules disciplinaires empêchent les inculpés de préparer leur défense. Qui serait assez simple, au
demeurant. Il n’existe aucune preuve de leur culpabilité. Par ailleurs, prévoit la loi, si le climat hostile d’un lieu – et dans ce cas Miami, fief de l’extrême droite cubaine – peut avoir une
quelconque influence sur le bon déroulement d’un procès, le juge doit le transférer en un autre endroit. Il n’en sera rien. Dix-sept avocats commis d’office par la Cour refuseront de siéger,
craignant les répercussions que pourrait avoir sur leur carrière le fait de défendre un « espion cubain ».
Le 27 novembre 2000 commence la sélection du jury. De nombreuses personnes convoquées expriment leur réticence à l’intégrer, déclarant redouter la pression des
médias. D’autres expriment leur crainte d’une manifestation violente de l’exil si les jurés décident d’absoudre les accusés. Le 2 décembre, la juge expose aux « heureux élus » les grandes lignes
du fonctionnement d’un procès. « Il vous est interdit de lire quoi que ce soit sur l’affaire, dans les journaux, ou d’écouter des commentaires à la radio ou à la télévision, les médias pouvant
contenir des informations et des jugements qui ne constituent en rien des preuves. (…) Vous m’avez compris ? » Ils acquiescent gravement. Un peu plus tard, ils quittent leur salon de réunion. Un
greffier en sort précipitamment sur leurs talons. Il lève une main pour montrer un journal froissé. Un exemplaire du Miami Herald. A la « une », un assassinat en règle des « cinq espions
».
Début du procès. Télévision, quotidiens sérieux et feuilles à scandale couvrent les audiences, espérant sans doute y trouver le monde glamour de James Bond, des
nuits de cocktails, des autos de luxe, des armes sophistiquées – bref, des « super-espions ». Déception. Quand la défense commence à parler de leur objectif antiterroriste, le New York Times
rappelle sa correspondante. Malgré leur passion pour les chroniques judiciaires, fussent-elles totalement dépourvues d’intérêt, les autres envoyés spéciaux font leurs valises
aussi.
Les médias européens ? Si la grande presse américaine consacrait une large place à l’affaire, si celle-ci concernait une star du showbiz ou une personnalité
connue – comme M. O.J. Simpson en 1994-1995 ou Michael Jackson en 1993 et 2003 – sans doute s’y intéresseraient-ils. Ce n’est pas le cas. Ne restent que les reporters des médias de
Miami.
Des manifestations ont lieu devant le siège du tribunal. Des excités brandissent des cordes en demandant que les « cinq » soient pendus. Jusqu’au moment des
délibérations (le 4 juin 2001), les jurés subissent un harcèlement constant. Brandissant caméras et micros, des journalistes les poursuivent dans les couloirs, dans la rue, jusqu’à leurs
véhicules, dont ils filment les plaques d’immatriculation.
Moment clé (parmi tant d’autres). Le 13 mars 2001, à la demande de la défense, M. José Basulto a été convoqué pour témoigner. Vétéran de la Baie des Cochons, lié
à la CIA, auteur d’une attaque à la mitrailleuse contre un hôtel cubain en 1962, il a rejoint la contra nicaraguayenne (3) dans les années 1980 puis a fondé une « organisation humanitaire »,
Hermanos al Rescate (Frères du sauvetage ; HAR), à Miami, en mai 1991. Dotée de plusieurs avions – dont deux Cessna 0-2 en version militaire que lui a offert l’US Air Force (dont ils portent
encore l’emblème), à la demande du président George Bush (père) – elle a pour objectif affiché de sauver les balseros (4) en perdition dans le détroit de Floride. Provoquant un scandale mondial,
deux de ces appareils ont été abattus par la chasse cubaine (quatre morts), le 24 février 1996, dans l’espace aérien de l’île violé à maintes reprises pour inciter, à l’aide de tracts jetés du
ciel, les Cubains à se rebeller. Lui imputant un rôle dans cet événement, on accuse M. Hernández de « conspiration d’assassinat au premier degré dans les eaux internationales ».
Seulement, le témoignage de M. Arnoldo Iglesias, lui aussi convoqué, a levé un coin de voile sur la face cachée de HAR. Pressé de questions par la défense, il a
dû admettre que, en 1995, M. Basulto et lui ont fait l’essai de bombes artisanales en les lançant de leur avion dans la zone de l’aéroport d’Opa-Locka (et au large des Bahamas). Sommé de
s’expliquer lors de l’audience du 13 mars, M. Basulto ment, s’enferre, se décompose et finit par perdre son sang-froid, accusant l’avocat Paul McKenna d’être « un espion communiste
».
Le lendemain, silence radio – au sens propre de l’expression. Indigné, M. Roberto González, frère d’un des accusés, René (5), croise le journaliste du Miami
Herald dans le hall du tribunal. Il raconte : « Je lui ai dit : “Chico, je suis préoccupé. On m’a parlé de la liberté de la presse, mais je vois que lorsque quelque chose à l’audience contredit
la thèse du gouvernement, tu ne publies rien, le jour suivant.” Il a eu l’air ennuyé et il m’a répondu : “Les gens n’aiment pas ce genre d’information. Ils disent que j’aide la défense.” » Le
Nuevo Herald, pour sa part, titre, le 17 mars : « La défense tente de souiller Basulto ». Et le procès reste un brouillard pour ceux qui n’y assistent pas.
Extrême discrétion encore lorsque des représentants de la Federal Aviation Agency (FAA) confirment qu’ils ont averti sept fois M. Basulto du grave danger que
faisaient courir à HAR ses vols illégaux sur La Havane. Lorsque le contre-amiral Eugène Carroll affirme que, informé par les autorités cubaines qu’elles défendraient leur espace aérien,
conformément au droit international, il a prévenu les responsables militaires, à Washington, afin qu’ils mettent un terme aux provocations de HAR, mais qu’ils n’ont rien fait. Lorsque plusieurs
officiers de haut rang – le général Edward Breed Atkison, instructeur de l’Ecole du renseignement pour la défense pendant dix ans ; le général Charles Elliott Wilhelm, ex-chef du Commandement sud
de l’armée des Etats-Unis ; le général James Clapper, ex-directeur de la Defense Intelligence Agency, les services secrets du Pentagone – déclarent à la barre qu’aucun des inculpés n’a obtenu ou
recherché des informations pouvant porter préjudice à la « sécurité nationale des Etats-Unis ».
En revanche, le 30 avril, le Nuevo Herald sonne le tocsin : « Le ministère public a assuré qu’il disposait de preuves et de documents en abondance au sujet des
prétendues activités d’espionnage des accusés. Or, bien que le procès doive se conclure dans un mois, de nombreux observateurs et leaders communautaires se plaignent de ce que ces preuves
écrasantes brillent par leur absence, et que la défense semble avoir assis l’exil cubain au banc des accusés… Si les choses continuent comme ça, ces espions vont être mis en liberté.
»
Vaine inquiétude… Le 8 juin 2001, sans doute soucieux d’éviter le lynchage, les jurés, à l’unanimité, déclarent les « cinq » coupables. Entre le 13 et le 27
décembre 2001, les peines tombent, démesurées, irrationnelles, pour « conspiration d’espionnage en vue d’affecter la sécurité nationale des Etats-Unis » : quinze ans d’emprisonnement pour M. René
González ; dix-neuf ans pour M. Fernando González ; perpétuité plus dix-huit ans pour M. Labañino ; perpétuité plus dix ans pour M. Guerrero ; deux perpétuités plus quinze ans (« conspiration en
vue d’assassinat ») pour M. Hernández (6).
La presse locale explose de joie. Les médias internationaux se taisent.
En septembre 2006, scandale (très limité) : on découvre que dix journalistes influents, d’origine cubaine, qui travaillent dans les médias de Miami (7) – Miami
Herald, Nuevo Herald, Diario Las Americas, les chaîne Univisión, Telemundo et Canal 41, Radio Mambi – sont régulièrement payés par le gouvernement fédéral pour participer à des programmes de
Radio et TV Martí – deux chaînes officielles émettant vers l’île pour appuyer la politique anticastriste – afin de réaliser des opérations de propagande clandestine – ce que, dans le jargon des
opérations psychologiques, on appelle « semer l’information ». Ces « professionnels » sont ceux qui, par leurs articles et commentaires, ont contribué à créer le climat qui a entouré l’affaire
des « cinq » depuis leur arrestation en 1998 (8).
Le 2 juin 2010, le comité national américain pour la libération des « cinq » – Free The Five – a annoncé sa décision de porter plainte contre le Broadcasting
Board of Governors (BBG), entité autonome du gouvernement fédéral responsable de toutes les transmissions financées par ce même gouvernement. Au terme d’une enquête de dix-huit mois, le comité
dénonce le paiement par le BBG de 74 400 dollars à des journalistes, afin de créer une atmosphère préjudiciable aux « cinq ». Du 27 novembre 2000 au 8 juin 2001 – c’est-à-dire pendant le procès
–, le Nuevo Herald a publié huit cent six articles, et le Miami Herald trois cent cinq, hostiles aux accusés.
Jamais la vérité n’a été aussi nue.
Mais, douze ans après leur arrestation, les « cinq » pourrissent toujours dans les pires établissements pénitenciers américains.