Préciser d’abord, dans un souci constant du respect de l’autre et du droit à la différence, sans quoi l’on fait le lit de l’intolérance et des pires dérives, que le statut d’« apode » n’est pas en soi une infériorité. Certes, la possession de pieds peut être regardée comme un avantage au niveau de la locomotion. Remercier la nature si l’on en a, mais relativiser. Sans pattes, l’ablette sème l’écrevisse, et le serpent file comme une flèche alors qu’avec douze pieds l’alexandrin traîne souvent en longueur.
Un serpent ne va jamais seul. Il mène cortège en une forêt de symboles où se le disputent la confiance et l’effroi. Malgré le caducée d’Hermès, chez nous prime l’animal effroyable. Eve, Eurydice mettent avec lui le Mal en arbre et la mort en musique, tandis que le fatal Oreste module en nos mémoires lycéennes l’allitération de la démence matricide : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? »
Après le tintouin enclenché par Adam à cause d’une de ces bêtes, Noé se fit longtemps tirer l’oreille pour en embarquer deux. Il y fallut un ordre exprès du Créateur, qui ne pouvait se résoudre, comme Picasso beaucoup plus tard, à larguer les ratés de son œuvre.
Les deux aspics dans le panier de figues, -pardon, cher Blaise- s’ils eussent eu la dent moins dure avec Cléopâtre, la face du monde en eût été changée.
Le boa, c’est tantôt de la plume d’autruche au cou des girls pour faire rêver, tantôt du bras d’haltérophile autour des proies pour leur faire comprendre -trop tard- qu’il faut toujours regarder sous quelles branches on met le pied.
Trop poli pour être honnête, le crotale sonne avant de frapper.
Le cobra, sitôt tiré du panier de son charmeur, se déguise en pharaon myope pour mieux dodeliner au son nasillard du pungi.
Dans nos campagnes il y a toujours dispute en chemin sur le point de savoir lequel des deux serpents on vient de croiser : Trop long pour une vipère ! Trop clair pour une couleuvre ! Et ne dites surtout pas que l’un est moins nuisible que l’autre. Sottise anthropocentriste d’un autre âge. Dites : Les deux ont également leur place dans l’écosystème.
Ma mère à tout serpent vouait une égale détestation. La seule vue en image de cet être rampant la révulsait. L’annonce qu’il en rôdait un dans le verger lui coupait le self control jusqu’à l’arrestation et la mise à mort du prévenu. Mon père s’en tenait à ces deux offices ; et qu’on ne vînt pas parler de laisser une chance au criminel : Poignez vilain, il vous oindra. C’était le temps où la nature n’avait qu’à bien se tenir. On connaissait Le Villageois et le serpent, et combien l’homme généreux y est mal récompensé :
Il est bon d’être charitable,
Mais envers qui, c’est là le point.
Quant aux ingrats il n’en est point
Qui ne meure un jour misérable.
C’est dans cet état d’esprit que me frappa vers douze ans (mieux vaut tard que jamais) une « scène primitive » à faire pâlir Freud de sublimation.
Serpent aperçu au pied de la maison, dans le « crau », vivier de trois mètres sur deux que ce petit Satan avait eu le tort d’élire pour bar et garde manger. Alerte, attroupement, inexorable décret maternel : la mort ! Fourche paternelle aussitôt empoignée, dardée comme le trident de Neptune contre la couleuvre, la forçant à l’apnée, dix fois, vingt fois ; épuisée, elle se laisse cueillir, envoyer dans les airs à trois mètres sur l’herbe où le fer la cloue, convulsive ; et le talon de l’homme, sous l’œil sidéré de la femme, écrase la petite tête éperdue dont la langue darde encore. Violence extrême. Amour total. Eve vengée, pour les siècles des siècles. Remise à plat de la faute originelle : l’Eden peut continuer.
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Proverbe du jour : Siffler n’est pas mordre.
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Merci à Guy pour la vidéo :