Quand on sort de la projection de Faites le mur ! premier long-métrage d’un street-artist (1) connu sous le pseudonyme de Banksy, on reste un peu perplexe, interloqué, partagé entre l’impression d’avoir été victime d’une mauvaise blague et celle d’avoir assisté à une mystification de génie. On a déjà du mal à définir l’objet cinématographique qui nous a été proposé. S’il se revendique documentaire, le film ressemble plutôt à gigantesque canular…
Commençons par le commencement. Au début de cette aventure, il y a un français nommé Thierry Guetta. Le bonhomme, un brin fantasque, a quitté l’hexagone pour s‘installer à Los Angeles. Là-bas, il a tenu brièvement une boutique de fringues avant de s’improviser vidéaste. Son cousin, Invader (2) lui a fait découvrir le monde du street art et les expéditions nocturnes risquées pour tenter de poser les “oeuvres” des artistes sur des monuments ou des murs interdits au public et peu faciles d’accès. Guetta a été subjugué. Il a alors commencé à filmer les artistes, enregistrant leurs différentes prouesses, imprimant sur bandes-vidéos la création de ces oeuvres longtemps assimilées à du vandalisme pur et dur avant de devenir les porte-drapeaux de l’art contemporain. Tout cela sans but réel, juste pour le plaisir de prendre part à ce mouvement culturel contestataire. Il s’est ainsi lié d’amitié avec des artistes aujourd’hui réputés comme Frank Shepard Fairey (la campagne “Obey Giant” et le portrait warholien de Barack Obama “Hope”) ou Banksy, son idole, son mentor.
Il a accumulé une quantité de rushes importante et, poussé par les artistes à en tirer un documentaire qui mette en valeur leur travail, a livré un indigeste documentaire expérimental, assimilable à un zapping télévisuel sous amphétamines (3). Banksy, pas franchement convaincu par le talent de cinéaste de Thierry, mais fasciné par l’énergie créatrice un peu folle du bonhomme, l’a convaincu d’inverser les rôles. Il a récupéré toutes les bandes du vidéaste amateur pour effectuer un montage plus agréable à l’oeil et a poussé son ami à devenir lui-même street artist.
Ainsi est né ce film, axé autour de la personnalité de Thierry Guetta.
Dans sa première moitié, il raconte la rencontre du vidéaste avec les figures emblématiques du street art, tout en retraçant les origines du mouvement et les principaux faits d’armes des artistes.
Dans la seconde partie, il montre l’irrésistible ascension de Thierry Guetta au sommet de l’art contemporain, la transformation du fantasque vidéaste en artiste mégalo, sous le pseudonyme de Mister Brainwash (MBW).
Le bonhomme se met à créer des oeuvres en s’inspirant de ses maîtres, en appliquant les mêmes recettes que les pionniers du street-art. Il se met à coller son logo un peu partout, via des pochoirs ou des stickers – comme Invaders – détourne des oeuvres célèbres en y ajoutant sa touche personnelle – comme Shepard Fairey – crée des trompes l’oeil déjantés – comme Banksy.
La différence, c’est que ses mentors s’inscrivaient dans une mouvance contestataire un brin anarchiste, anti-système et anti-capitaliste. Quand ils posaient leur marque sur un mur, c’était à la fois un acte de rébellion, de défiance vis-à-vis de l’autorité, et une manière de transformer un mur, symbole d’enfermement et de clivage, en objet esthétique.
Quand ils détournaient une oeuvre existante, c’était pour mieux appuyer un message politique fort – par exemple cette fresque de Banksy reprenant la photo choc d’une petite fille brûlée au napalm pendant la guerre du Vietnam (4) et l’entourant de Mickey Mouse et Ronald Mc Donald.
MBW, lui, ne se foule pas beaucoup. Il recycle les idées des autres ad nauseam – Warhol, notamment, est décliné à toutes les sauces – se contente parfois d’ajouter un coup de bombe ridicule sur la reproduction d’un autre peintre.
Son but n’est pas politique ou collectif mais individuel : il crée pour devenir célèbre et vendre ses “oeuvres” au prix fort.
Pour son exposition, il vise tout de suite très grand. Il loue un gigantesque hangar de Los Angeles, engage une équipe conséquente pour l’aider à réaliser ses créations déjantées. Puis il utilise le réseau d’artistes urbains soigneusement tissé depuis des années pour promouvoir son exposition, sans que ceux-ci sachent vraiment ce que le gugusse prépare. Les mots de sympathie de Banksy et des autres sont publiés sur des affiches gigantesques qui intriguent forcément la population bobo de Los Angeles, les amateurs d’art moderne, les curieux. Très vite le buzz se crée autour de l’évènement et le succès ne se fait pas attendre.
Mister Brainwash devient la nouvelle coqueluche des milieux artistiques branchés, au grand dam de ses mentors, qui se sentent trahis par cette vulgarisation de leur art, cette approche mercantile à l’opposé de leurs convictions…
Au premier degré, on peut voir le film comme une sorte de règlements de comptes entre Banksy et MBW, entre l’artiste pur, libre et indépendant, et l’opportuniste surcoté.
S’y opposent deux visions radicalement opposées de l’art. Une première qui se veut non mercantile, disponible à tous, défendant une idéologie libérale au sens américain du terme. Une seconde plus snob, réservée aux “élites” capable de payer très cher une oeuvre médiocre et de contribuer à décrédibiliser l’art contemporain.
Le film est évidemment à charge, et il insiste sur le côté pathétique et grotesque de Mister Brainwash, pseudo-artiste gaffeur et maladroit, sauf pour ce qui est du business pur…
Mais justement, le personnage est un peu trop caricatural pour être honnête. Et on n’imagine pas trop cette clique d’artistes rebelles s’être laissés abuser aussi facilement par un clown comme Thierry Guetta.
On se dit assez vite que la partie concernant l’avènement de MBW est de nature purement fictive. Une vaste fumisterie destinée à appuyer l’opposition entre les vrais artistes et les escrocs, à montrer que le monde de l’art repose sur des acheteurs aux goûts esthétiques douteux (5). Il faut se rappeler qu’en réaction à la vente-record d’une de ses oeuvres, Banksy avait dessiné une scène de vente aux enchères portant en sous-tire “I can’t believe you morons actually buy this shit.” (Je ne peux pas croire que vous avez acheté cette merde, bande d’idiots).
A partir de là, toutes les interprétations sont possibles.
Thierry Guetta est peut-être un complice de Banksy, rencontré effectivement dans les conditions décrites par le film, et il a accepté de jouer les idiots dans la farce que constitue la seconde partie du film.
Ou alors, le film a été inventé de toutes pièces. Guetta est alors un simple acteur qui n’a donc jamais tenu de magasin à Los Angeles, n’a jamais été vidéaste, n’a jamais suivi les street artists – qui n’auraient d’ailleurs sans doute pas attendu son irruption pour filmer leurs exploits… – et n’a jamais créé toutes les oeuvres de MBW.
Ces dernières peuvent très bien avoir été élaborées par Banksy et son réseau d’artistes, dans un esprit joyeusement iconoclaste… Et l’exposition peut aussi avoir été totalement mise en scène, avec des figurants pour jouer les visiteurs…
Peut-être Banksy est-il lui-même Thierry Guetta. Allez savoir… Il n’a jamais montré son visage au public après tout…
Cela dit, à en croire les déclarations des principaux intéressés, tous les éléments du film sont vrais. Il est certain que MBW est le nouveau chouchou des people outre-Atlantique – il a signé la pochette du dernier CD de Madonna et préparerait une nouvelle expo.
Mais on n’en démordra pas. Il y a quelque chose de factice dans ce fabuleux destin de Thierry Guetta.
La thèse de la supercherie serait tout à fait conforme à l’esprit iconoclaste et subversif de Banksy, un pied de nez à ses détracteurs comme à ses fans, une nouvelle façon de montrer qu’il est aisé de faire gober n’importe quoi à n’importe qui. Rappelons-nous que les thèmes de la manipulation mentale et du lavage de cerveau sont deux des chevaux de bataille des street-artists…
Et puis, s’ils se sont donné de la peine à monter un tel canular, ils ne vont certainement pas révéler leur imposture…
Le film joue donc habilement sur les notions de vérité et de mensonge, laissant planer le doute sur la véracité des images montrées et forçant ainsi le spectateur à remettre en cause tout ce qu’on lui montre. Mais du coup, on se pose aussi des questions sur les intentions réelles de l’auteur.
Ce qui peut empêcher d’adhérer totalement à ce pamphlet virulent et gentiment provocateur, c’est l’ambiguïté qui entoure le personnage de Banksy. Que l’on prenne le film comme un vrai documentaire ou comme une fiction, l’artiste en sort grandi – artiste noble ou manipulateur de génie – ce qui lui permet d’asseoir sa réputation, donc de vendre ses oeuvres plus cher… et de retomber dans ce qu’il semble vouloir dénoncer – la quête de notoriété et la réussite financière.
L’impression est un peu la même que celle ressentie devant La Famille Jones, quand le réalisateur entend critiquer l’omniprésence de la publicité tout en recourant lui même au placement de produit. Plutôt embarrassant…
Mais, vu le côté brillant de la structure du film, et les faits d’armes de l’auteur, on serait plutôt tenté de lui faire confiance, de se dire qu’il a vraiment conçu son long-métrage comme un bras d’honneur à ceux qui considèrent l’art comme une marchandise.
De toute façon, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, Faites le mur ! défend une idée noble et idéaliste de la création artistique. Pour Banksy et ses collègues, une oeuvre d’art ne doit pas être juste esthétiquement agréable, elle doit aussi être connectée au Monde, s’intéresser aux questions de société contemporaines. Elle doit faire réagir et réfléchir. C’est incontestablement le cas de ce film atypique, à découvrir…
(1) : Le “street art” ou “art urbain” est un mouvement artistique hérité de la culture de la rue, du tag et du graffiti. Il regroupe les artistes s’exprimant sur les murs d’une ville par le biais de peinture, d’affiches, de pochoirs ou de stickers.
(2) : “Invader” ou “Space Invader” est un street-artist français connu pour avoir collé sur des monuments ou des lieux improbables de certaines grandes villes, de nombreuses mosaïques inspirées des personnages pixellisés de jeux vidéo des années 1970, dont “Space Invaders”.
(3) : Le film s’appelle Life remote control. Il n’est jamais sorti, mais il est possible de voir la bande-annonce et même l’ébauche de site internet. De quoi attiser la thèse du canular…
(4) : La photo, signée Nick Ut, est tristement célèbre. Elle montre des nord-vietnamiens courant pour fuir le bombardement de leur village par les troupes américaines. Parmi eux, une jeune fille nommée Kim Phuc, nue et hurlant de hurlant de douleur du fait des brulures de napalm. La photo est devenue le symbole des horreurs de cette guerre particulièrement meurtrière…
(5) : Le titre original du film Exit through the giftshop traduit bien une critique de la société de consommation et de la marchandisation de l’art. Le titre initialement prévu était encore plus évocateur : “Comment vendre de la m… à des c…”
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Faites le mur !
Exit through the giftshop
Réalisateur : Banksy
Avec : Thierry Guetta, Banksy, Frank Shepard Fairey, Space Invader, Rhys Ifans (narration)
Origine : Royaume-Uni, Etats-Unis
Genre : documentaire ou documenteur
Durée : 1h26
Date de sortie France : 15/12/2010
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Télérama
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