La photo montre Auggie Wren- Harvey Keitel, le patron de The Brooklyn Cigar Co, un bureau de tabac où tout le quartier se retrouve pour s'épancher, écouter les autres, attendre, prendre un verre et éventuellement acheter des cigarettes ou, encore, montrer comment on peut déterminer avec précision le poids de la fumée. Ce bureau de tabac est le décor presque unique, avec ses dépendances (le boulevard, les rues avoisinantes, un bar ou deux) d'un film pour lequel j'éprouve une affection particulière. Ça s'appelle Smoke, co-réalisé en 1995 par Wayne Wang et Paul Auster.
Il y a plus d'une jolie idée de cinéma dans ce film où on se sent bien. J'en retiens une. Auggie est un buraliste-photographe dont le projet artistique a quelque chose de maniaque. Tous les jours, semaine, week-end, hiver ou été, pluie ou canicule, Auggie pose son appareil photo sur trépied de l'autre côté du boulevard, juste en face du Brooklyn Cigar Co et, à huit heures pile, prend une photo. Là où cette manie prend une dimension obsessionnelle, c'est dans la métronomie de l'acte : en déclenchant chaque jour à une heure déterminée à l'avance, Auggie ignore ce qui figurera sur l'image, il ne le choisit pas. Il prend donc un risque et cette prise de risque confère une qualité artistique à sa démarche. Cette qualité n'est pas propre à tel ou tel cliché (on imagine d'ailleurs que la notion de retouche est étrangère, contraire à la démarche d'Auggie) mais se dégage de l'ensemble, de l'oeuvre et tant que l'oeuvre n'est pas finie, elle n'est, simplement, pas. C'est donc par nature ce qu'on appelle un work in progress.
A Paul, l’écrivain du quartier à qui il montre ses photos et qui lui objecte « Mais elles sont identiques », Auggie explique :
« They’re all the same, but each one is different from every other one. You’ve got your bright mornings and your dark mornings. You’ve got your weekdays and your weekends. You’ve got your people in overcoats and galoshes, and you’ve got your people in shorts and t-shirts. Sometimes same people, sometimes different ones. And sometimes different ones become the same, and the same one disappear. The earth revolves around the sun, and every day the light from the sun hits the earth at a different angle. » (C'est de l'anglais facile, je ne traduis pas, ça sonne mieux en VO)
Ce film est comme ça. A la fin d'un tournage très détendu, l'équipe n'avait absolument pas envie de se séparer. Un autre film, conçu à l'économie (la vidéo remplace le 35 mm) est improvisé dans une anarchie gentille, Keitel rassemble un peu d'argent, Auster quelques idées et on rameute les copains. C'est pourquoi Jim Jarmush, Mira Sorvino, Lili Tiomkin, Michael J. Fox, Madonna même font une ou deux apparitions, généralement dans leur propre rôle, plus ou moins improvisées. Il faut voir Jarmush allumer sa dernière clope, avant d'arrêter, c'est promis, juré. Il se souviendra du geste dans Coffee and cigarettes.
Blue in the face a son rythme propre, son battement, sa personnalité. Opportunément, Wayne Wang attrape une mauvaise grippe au début du tournage et Paul Auster est promu réalisateur.
Parmi les invités, Lou Reed, dans le rôle de Lou Reed n'est pas le moindre. Et il fait preuve d'un sens de l'improvisation (qui ne peut étonner ceux qui ont une affinité avec sa carrière de performer poète rock) et d'un humour élégamment débridé (cf. pourquoi la Suède le terrifie).
Lou Reed illustre ce billet, ça va de soi. On remonte quelques années en arrière, vers 1967, The Factory, The Chelsea Hotel, Andy Warhol et Nico et leur bande-son, The velvet Underground. I'm waiting for my man.