Il y a trois mois à peine, madame veuve Lefèbure ne se serait jamais crue capable d’une telle audace. Monsieur Lefèbure son mari depuis trente ans, l’avait définitivement quittée, envolé non pas avec une souillon plus jeune et plus jolie mais emporté par une fièvre maligne choppée on ne sait où, encore que les médecins aient pensé que son service militaire au Tonkin ne soit pas étranger à la chose. Trois décennies auprès d’un mari aimant et fidèle, fonctionnaire de niveau deux aux Ministère des Finances, madame Lefèbure n’eut jamais rêvé d’un meilleur parti quand elle était encore jeune fille et vivait avec ses vieux parents.
Son physique ingrat, un grand nez bien vilain entre deux yeux semblant rarement du même avis, lui avait depuis bien longtemps fermé les portes de rêves d’amours romantiques avec de jeunes mirliflors, comme elle en avait vaguement caressé l’espoir à ses premières lectures adolescentes de romans à l’eau de rose prêtés par son amie d’enfance et voisine de palier. Ayant pris conscience assez tôt de sa condition que par ailleurs ne contrebalançait pas une dot susceptible de faire réfléchir un soupirant ambitieux, elle s’était fait une raison et se préparait à une vie pauvre et solitaire mais comblée des vertus qu’enseigne notre Seigneur Jésus-Christ.
C’est donc un hasard improbable qui avait détourné le cours bien sage et résigné de la vie de cette pauvre jeune fille quand lors d’une réception intime chez une tante éloignée, où elle n’était jamais invitée en temps normal, elle fit la connaissance de monsieur Lefèbure.
Bien de sa personne mais sans plus, élégant mais sans ostentation, en poste au Ministère depuis plusieurs années, monsieur Lefèbure paraissait néanmoins rongé par – elle l’apprit plus tard – une pesante solitude lui enlevant le goût pour tout. L’amour rend aveugle dit-on, à moins que monsieur Lefèbure n’ait vu en cette jeune fille l’ultime chance offerte par un destin jusqu’à ce jour peu favorable. Qu’importe puisque dans les semaines qui suivirent leur première rencontre, d’autres rendez-vous furent pris, des liens se tissèrent, notre jeune fille se reprit à espérer, monsieur Lefèbure se fit plus pressant et ce qui devait arriver, arriva, ils se marièrent très simplement. L’Amour remisa ses flèches dans son carquois et s’éloigna d’un battement d’ailes, le plus gros de son boulot était fait. Notre jeune fille, devint madame Lefèbure et monsieur Lefèbure célibataire, devint époux. Une petite fête fut organisée au Ministère par le Chef de Bureau, on bu du mousseux, on grignota quelques langues de chat et on s’échangea des politesses souriantes avant de reprendre son travail car le Ministre devait débattre à la Chambre le surlendemain et il avait besoin de chiffres et de statistiques fraîches ou du moins sympathisantes pour clouer son bec à l’opposition.
Trente ans s’écoulèrent, une vie comme toutes les vies, quelques peines à peine, quelques joies parfois, de tout et de rien en proportions égales pour éviter les hauts et les bas favorisant les maux de cœur. Et puis la fièvre qui s’invite sans qu’on ne la convie, à peine le temps de réaliser et monsieur Lefèbure était enterré. Une petite réception fut organisée au Ministère par le Chef de Bureau, on bu du mousseux, on grignota quelques langues de chat, le Chef de Bureau fit une courte allocution et tout le monde de reprendre son travail car le Ministre (un autre) devait débattre à la Chambre prochainement et il avait besoin de chiffres et de statistiques fraîches ou du moins sympathisantes pour clouer son bec à l’opposition (les mêmes).
Madame Lefèbure se préparait à terminer sa vie comme elle avait envisager de la vivre étant plus jeune, seule avec son missel et parfois en compagnie de son ancienne voisine de palier qu’elle recevait de temps en temps dans son appartement du XVe arrondissement le temps de boire un thé et papoter. Mais il était écrit dans le Grand Livre que madame Lefèbure ne devait pas être condamnée à une vie prostrée et méditative comme elle s’en croyait investie. Son amie, après avoir longtemps tourné autour du pot et lâché de nombreuses allusions plus ou moins lourdes, s’était risquée à lui raconter qu’elle connaissait – mieux encore, elle fréquentait – un établissement charmant de l’avenue de Clichy, « Chez le père Lathuille », où des femmes respectables et respectées, venaient seules ou entres elles, passer plusieurs heures à discuter et danser avec de jeunes hommes tout ce qu’il y a de plus sérieux. Peut-être devaient-elles payer les consommations, mais elles y vivaient de délicieux après-midi, loin des tracas de la ville. Quelques heures de bonheur volées à la tristesse de leurs vies devenues.
Longtemps madame Lefèbure refusa une telle proposition, mais un jour, arguments plus convaincants de son amie, curiosité attisée, prostration trop lourde à supporter, elle accepta de la suivre « juste une fois, pour voir et te faire plaisir mon amie ». Que dire de plus cher lecteur, si ce n’est que madame Lefèbure devint une habituée et que le serveur, un grand maigre avec des rouflaquettes, l’appelait même par son prénom « madame Yvette » pour lui signaler quand un nouvel arrivant fringant était susceptible de la combler par sa … conversation !
Chez le père Lathuille en plein air (1879) Manet – huile sur toile – 92x112 cm – Tournai, Musée des Beaux-Arts