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Ce texte fait suite à une controverse véhémente avec des collègues praticiens Feldenkrais sur la possibilité de traduire des leçons du “Maître” en préservant les idées qui les sous-tendent.
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Je viens de découvrir une chose fondamentale.
A vrai dire, je ne l’ai pas découverte seul, mais grâce à la perspicacité de mes collègues.
La voici : toute traduction n’est que la trahison du texte originel. Il vaut mieux apprendre la langue et lire dans la langue, et le mieux même serait de savoir exactement ce que l’auteur a voulu dire, donc de ne point le lire du tout, mais de l’écouter.
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Je me dois de vous remercier : je vais enfin pouvoir vider ma bibliothèque.
Une fois jetées à la rue les traductions du chinois, du coréen, du japonais, du tibétain, de l’hindi, du russe, de l’arabe et du persan, du grec et de l’allemand, de l’anglais, de l’espagnol et du portugais, moi qui me plaint sans cesse de n’avoir pas assez de place, et de vivre dans un capharnaüm de papier, je vais enfin pouvoir respirer.
Ma bibliothèque réduite aux francophones pur jus, dans tous les domaines de l’art, du théâtre, de la poésie, du roman, de la philosophie, de la sociologie et de la science, se trouvera enfin presque vide, ce qui ne sera sans doute pas sans effet sur ma respiration.
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De plus, je remarque avec effarement les sommes colossales que j’investi dans des auteurs dont je ne suis même pas sûr que leur traducteur n’ait pas maltraité leur pensée, au point que ma lecture me donnerait une idée fausse de ce qu’ils avaient écrit.
Eliminant grâce à vous, chers collègues, de mes achats, tous ces livres douteux, je ferai très certainement de substantielles économies et pourrai m’offrir les stages qui me permettront d’entendre, dans la langue de Shakespeare essentiellement, ce que le pauvre petit français que je suis doit appliquer et savoir.
Mieux vaut boire à la source que de mourir de soif. Le seul problème, c’est que parmi les nombreux écrivains traduits, beaucoup sont morts et, malgré tout mes efforts, je n’ai pas encore trouvé le moyen de les faire revenir afin de mieux saisir le fin fond de leur pensée.
Qu’à cela ne tienne : en difficulté avec l’anglais parlé, je me contenterai donc des économies que vous m’incitez à réaliser !
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Et, finalement, je me demande si je n’en viendrai pas aussi à me méfier de la littérature écrite dans ma propre langue.
Je m’interroge : ne conviendrait-il pas aussi de me méfier de ma propre intelligence à saisir ce que l’auteur voulait dire, et donc de l’interprétation que je peux faire de ses propos ?
Vous avez donc bien raison, chers collègues : il vaut mieux se méfier de tout et ne plus ouvrir un livre. Outre l’économie de place et d’argent, celà va m’éviter de penser trop et d’aggraver mon cas en divulguant des écritures inutiles.
Car à se méfier de ce que nous lisons, il conviendra aussi de nous méfier de ce que nous écrivons, dès fois que notre propos soit mal interprété, ou plagié, ou transformé en d’autres œuvres dont nous ne savons pas ce qu’elles seront.
Il vaut donc mieux aussi s’abstenir d’écrire.
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Merci, amis, grâce à vous, mes journées pourront enfin s’écouler dans une paisible oisiveté.
Manosque, 22 novembre 2010
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