« je pense que vous devriez rever la terre ». mythes et cosmologie yanomami

Publié le 21 décembre 2010 par Regardeloigne

Du mythe yanomami  comme interprétation de l’événement climatique  et  du rapport à l’autre.

 

Le terme  «Yanomami» («Yanomamô» dans la littérature anglo-saxonne) a été créé par les anthropologues qui ont travaillé avec un groupe au Venezuela et ce à partir de la manière dont ils se nomment eux-mêmes yanomami tëpë, qui signifie simplement «êtres humains ». Cette catégorie s'oppose à la fois à yaropë, qui désigne le gibier, et à ai thëpë, qui se réfère aux non-humains (invisibles), parmi lesquels se distinguent les esprits chamaniques, xapiripë, les entités maléfiques et les revenants. Elle s'oppose également, dans un autre contexte, à napëpë, qui se rapporte aux étrangers ainsi qu'aux ennemis  et, par extension, aux Blancs.

L'ethnie amérindienne Yanomami est présente tant au Brésil qu'au Venezuela et elle occupe dans les deux pays une surface presque équivalente, à chaque fois très importante (près de 84000km2 au Venezuela et 96500km2 au Brésil), et aujourd'hui protégée, bien que sous deux statuts très différents. Ethnie la plus nombreuse à être restée isolée de la société occidentale jusqu'aux années 1970, elle a suscité une intense curiosité de la part d'anthropologues, de généticiens ou de photographes qui lui ont consacré de très nombreux ouvrages, articles, essais, etc.Sa notoriété scientifique et l'exotisme qui l'entoure ont fait des Yanomami des icônes de la lutte pour les droits territoriaux des minorités ethniques. À ce titre, leur lutte a dépassé le cadre du Brésil ou du Venezuela pour faire la une de quelques grands quotidiens internationaux.

Les Yanomami constituent une société de chasseurs-collecteurs et agriculteurs sur brûlis qui occupe un espace de forêt tropicale situé de part et d'autre de la Serra Parima, diviseur des eaux entre le haut Orénoque (au sud du Venezuela) et les affluents de la rive droite du rio Branco et de la rive gauche du rio Negro (au nord du Brésil) Ils forment un vaste ensemble linguistique et culturel isolé, subdivisé en plusieurs langues et dia­lectes apparentés. Leur population totale est estimée à un peu plus de 33 000 personnes, ce qui en fait un des plus importants grou­pes amérindiens d'Amazonie à avoir conservé en grande partie son mode de vie traditionnel.

Au Brésil, le territoire yanomami, légalisé en 1992 sous le nom de Terra Indîgena Yanomami, s'étend sur 96650km2, soit une superficie légèrement supérieure à celles de plusieurs pays européens comme le Portugal, la Hongrie ou l'Irlande. Il compte une popula­tion d'environ 16 000 personnes réparties en quelque 250 groupes locaux.

La région Yanomami est principalement recouverte par divers types de forêt tropicale dense,caractérisée par leur très grands diversité d'espèces, leur densité végétale et la continuité de la canopée, qui ne laisse filtrer que peu de lumière dans les sous-bois. Les lits majeurs des cours d'eau, qui sont inondés durant la saison des pluies, se caractérisent par une plus grande abondance de palmiers ou d'espèces mieux adaptées à l'eau.

 

Leur économie de base se compose principalement dela culture du plantain et d'une soixantaine d'autres plantes(le maïs, le manioc, la canne à sucre, la papaye, le tabac et certaines plantes magiques )- à laquelle s'ajoutent, sur un rayon de 10kms, la cueillette, la chasse à l'arc ainsi que la pêche au harpon et au barbasco (drogue végétale ayant la propriété, lorsque dissoute dans l'eau, d'asphyxier les poissons le temps de leur capture). Environ tous les dix ans, le village entier déménage afin de trouver ailleurs une terre vierge, que l'on défrichera de nouveau. Cette mobilité permet aussi la forêt de se régénérer derrière eux.

 

 

 

Les villages Yanomami se composent d'un ensemble de familles qui partagent une trajectoire migratoire et communautaire et qui vit le plus souvent dans une maison commune appelée «chapono». En général, plusieurs villages forment un « ensemble multi-communautaire » dans lequel les familles circulent, changeant parfois de village pour des raisons diverses (brouille avec d'autres membres du village d'origine, décès, mariage, etc.). Si chaque village se vit comme une entité politiquement autonome, il définira pour autant sa perception de son environne­ment politique et social en fonction de l'histoire et de la trajectoire migratoire de l'ensemble auquel il appartient, se référant par exemple à des leaders fameux, à des étapes marquantes, ou encore à des inimitiés entretenues depuis fort longtemps avec tel autre ensemble du même type.

La vie des villages n'est donc pas organisée de manière hiérarchique. Si les Yano­mami reconnaissent généralement un « leader » dans chaque village, celui-ci est bien plutôt une sorte de premier parmi ses  pairs qu'un chef en bonne et due forme. On notera ici que le commerce avec les « Blancs » qui, fussent-ils représentants de gouverne­ment ou missionnaires, cherchent en général à traiter avec un responsable unique, aurait pu modifier cette pratique et mener à l'introduction de plus d'autoritarisme dans les relations sociales. Il n'en a cependant rien été jusqu'à présent, les Yano­mami démontrant une importante capacité de résistance culturelle et refusant constamment d'abdiquer la moindre parcelle de l'absolue liberté individuelle qui les caractérise.

Ainsi donc, les décisions concernant la communauté sont en général annoncées par le leader, qui prend soin de consulter toutes les personnes d'importance du village, plus qu'elles ne sont prises par lui. Il communique ses réflexions lors des discours nocturnes (hereamu) qui ponctuent chaque fin de journée et définissent ce qu'il faudrait faire le lendemain.

Ces décisions ne sont pas des ordres, mais bien plutôt des recommandations : rien n'obligera jamais un membre de la communauté à réaliser une activité s'il n'en a pas envie. C'est un ensemble composé par le charisme du leader, le bien-fondé de ses propositions et la disposition de la communauté qui explique, par la suite, le suivi ou non de ses prescriptions. Le leader possède un deuxième rôle d'importance, qui est de distribuer les ressources captées à l'extérieur, et d'une manière générale d'assurer que la communauté se trouve dans une situation satisfaisante sur le plan alimentaire et sur le plan des objets de troc. Il doit souvent pour cela payer de sa personne (en ouvrant par exemple des jardins de plus grande taille afin de distribuer quantité d’ aliments durant les fêtes), ou bien en se défaisant d objets de sa propriété au profit de ses « administrés ».

En dehors de leur configuration politique, un autre élément définissant les villages Yanomami est leur importante mobilité. De nombreuses raisons (épuisement des sols propices pour les jardins, épuisement du gibier, épidémies, raids de la part d'ennemis, mort de personnages importants de la communauté, etc.) amènent au déplacement des villages vers d'autres emplacements parfois assez lointains. Sur une longue période, les déplacements des villages dessinent une trajectoire migratoire, souvent sur une longue distance, cohérente avec celle de l'ensemble multi-communautaire dans lequel s'insère le village.

 

Les villages effectuent aussi des séries importantes de mouvements de courte durée, passant plusieurs mois de l'année à visiter des communautés amies (les fêtes durent en général de une à plusieurs semaines) ou à préparer leurs propres fêtes et cérémonies par des expéditions de chasse collective. Ces mouvements concernent toute la population, mais pas nécessairement en même temps, chaque famille décidant ou non d'accompagner les déplacements en fonction de ses propres impératifs. Dans les régions les plus isolées, dans lesquelles la dynamique guerrière est encore très active, les communautés tendent cependant à rester plus souvent ensemble, de manière à minimiser les risques de raid adverse.

 
 

Les relations entre villages constituent, avec les relations internes, le deuxième versant de « la vie politique » locale.  Jusqu'à une date récente, les Yanomami ne  possédaient pas de concept d'«ethnie Yanomami», et classaient leurs relations avec d'autres groupes humains en fonction de leur proximité. Les villages plus proches, avec lesquels pouvaient exister des relations de mariage ou de troc, constituaient un ensemble multi-communautaire  au seins duquel des interactions pouvaient  se produire. Tout autre groupe humain était considéré comme étranger - qu'il fût, Yanomami, amérindien ou « blanc », et, en général, comme sourdement hostile, les Yanomami  ayant l'habitude d'attribuer les morts survenant dans les villages aux attaques des chamanes habitant, justement, dans les villages étrangers.

A l'intérieur d'un bloc, les relations s'articulent autour de mariages, de visites  rendues à des parents, mais surtout de fêtes intercommunautaires. Celles-ci constituent toujours un temps fort de la vie sociale, permettant de nouer des échanges de tramer des mariages ou des affaires extra-maritales, ou encore de nouer alliances militaires contre des tiers. Certains moments de la fête sont également  propices au règlement de vieux différends entre les individus, parfois par de  simples échanges verbaux un peu vifs, parfois par des affrontements généralisés, sous forme de duels ritualisés. Dans ce dernier cas, le résultat peut une réconciliation générale, mais également, si l'un des participants décédait,une guerre immédiate entre les villages, chaque mort devant être payée une autre. Les relations sociales au sein des ensembles intercommunautaires parfois entre deux ensembles voisins, oscillent donc toujours entre l'harmonie des  fêtes et la possibilité des affrontements guerriers, formant une des caractéristiques culturelles marquantes des Yanomami.

 

Les premiers contacts, sporadiques, des Yanomami du Brésil avec les Blancs

, collecteurs de produits forestiers, voyageurs étrangers, militaires des expéditions de démarcation frontalières ou agents du SPI, (agence de pacification des indiens) datent des premières décennies du XXe siècle. Quelques missions (catholiques et évangéliques) et postes du SPI s'établirent  ensuite à la périphérie de leur territoire, y ouvrant ainsi les premiers points de contact réguliers, sources de biens manufacturés mais, également d'épidé­mies meurtrières. Au début des années 1970, les premières avancées des Blancs connaîtront une brusque intensification, d'abord avec l'ouverture d'un tronçon d'une route transamazonienne et surtout avec le déclenchement dans leur région centrale d'une ruée vers l'or qui  a fait un millier de victimes chez les indiens. Bien que la route ait été  abandonnée en 1976 et l'invasion des orpailleurs relativement endiguée à partir de la moitié des années 1990, de nouvelles menaces viennent aujourd'hui peser sur l'intégrité de la Terra Indîgena Yanomami, qu'il s'agisse des compagnies minières ou agroalimentaire

 

Les Yanomami orientaux attribuent leur origine à la copu­lation du démiurge Omama avec la fille d'un monstre aquatique, Tëpërësiki, le maître clés plantes cultivées.

 Ils prêtent  ainsi à Omama l'origine des règles sociales et des valeurs culturelles en usage, ainsi que la tutelle des esprits chamaniques. Son fils est tenu pour avoir été le premier chaman .Le frère d'Omama, jaloux, brouillon et coléreux - Yoasi -est considéré comme le créateur involontaire de la mort et des maux qui affligent l'humanité.

Cette instauration du monde et de la société des humains actuels a été précédée par une première création, celle des yaroripë, ancêtres à la fois humains (de corps) et animaux (de nom). Le dérèglement de leur comportement (qui inverse les règles de la sociabilité actuelle) a précipité leur transformation en gibier . L'image de ces  ancêtres animaux de la première humanité constitue l'es­sentiel des esprits chamaniques.

L’intrusion des blancs posa un problème classificatoire et cosmologique. Avant d'inclure les Blancs dans une humanité commune, les anciens Yanomami passèrent par une longue période d'observation  et d’hésitation sur la nature de ces créatures énigmatiques et dan­gereuses, qu'ils finirent par dénommer napëpë («étrangers-ennemis»). En effet, leur première vision des Blancs fut celle de spectres revenant sur terre depuis le «dos du ciel» avec la scandaleuse intention de s'établir de nouveau parmi les vivants.(croyance aux revenants essentielle chez les yanomami)

 

DAVI KOPENAWWA  est  un chaman et le porte-parole des yanomami. Il est né vers 1956 à Marakana, une grande mai­son collective d'environ 200 personnes, près de la frontière vénézuélienne. Il vit depuis la fin des années 1970 dans la communauté de ses beaux-parents, au pied de la « Montagne du vent » (Watoriki), sur la rive gauche du rio Demini.

Enfant, Davi Kopenawa voit  son groupe d'origine décimé par deux épidémies successives de maladies infectieuses propagées par des agents du SPI et  des missionnaires. Il a subi durant un temps leur influence et leur doit son prénom biblique et l'apprentissage de l'écriture.Pourtant rompant avec leur fanatisme et après avoir épousé la fille du  « grand homme » chaman renommé  de sa communauté, il est initié par celui-ci  et retourne à une vocation chamanique entrevue dans l’enfance. Elle lui a fourni, par la suite, la matière d'une conception  cosmologique originale  qui englobe une réflexion  sur la destruction de la forêt amazonienne , le changement climatique, ainsi que sur le « peuple de la marchandise(les blancs). Il va alors s’engager (avec l’ONG SURVIVAL dans une campagne internationale pour la défense de son peu­ple et de l'Amazonie. Il reçoit en 1988 le Global 500 Award des Nations unies pour sa contribution à la défense de l'environnement.

 

  En mai 1992, durant la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement à Rio de Janeiro (Eco 92 ou « Sommet de la Terre »), il obtient finalement du gouvernement brésilien la reconnaissance légale d'un vaste territoire de forêt tropicale réservé à l'usage exclusif des siens : la Terra Indîgena Yanomami. .

 De sa collaboration avec l’ethnologue français BRUCE ALBERT sont nés  plusieurs ouvrages dont YANOMAMI.L'ESPRIT DE LA FORET.ET LA CHUTE DU CIEL.TERRE HUMAINE PLON(dont proviennent les extraits suivants)  

 

« Ce sont les paroles que nous écoutons durant le temps du rêve et que nous préférons car ce sont vraiment les nôtres. Les Blancs, eux, ne rêvent pas aussi loin que nous. Ils dor­ment beaucoup mais ne rêvent que d'eux-mêmes. Leur pensée demeure obstruée et ils sommeillent comme des tapirs ou des tortues. C'est pourquoi ils ne parviennent pas à comprendre nos paroles.

Nous n'avons pas de lois sur des peaux de papier(les livres) et nous igno­rons les paroles de Teosi (la bible). En revanche, nous possédons l'image d'Omama(le démiurge) et celle de son fils, le premier chaman. Elles sont notre loi et notre gouvernement. Nos anciens n'avaient pas de livres. Les paroles d'Omama et celle des esprits pénètrent dans notre pensée avec la yâkoana(une poudre hallucinogène) et le rêve. Nous gardons ainsi notre loi au fond de nous depuis le premier temps en continuant à suivre ce qu'Onama a enseigné à nos ancêtres. Nous sommes d'habiles chasseurs parce qu'il a fait entrer dans notre sang les images des faucons. Nous n'avons pas besoin d'appren­dre à nos enfants à chasser. Tout jeunes, ils se mettent d'abord à flécher les lézards et les petits oiseaux puis, dès qu'ils grandis­sent, ils vont chasser du gibier. Omama nous a aussi donné les plantes de nos jardins qu'il a acquises auprès de son beau-père venu du fond des eaux. Il nous a enseigné la manière de construire nos maisons et de couper nos cheveux. Il nous a appris à donner nos fêtes reahu et à mettre en oubli les cendres de nos morts. Il nous a transmis toutes les paroles de notre savoir. Les Blancs, eux, ont leur école pour cela. Ce qu'ils nomment éducation, pour nous ce sont les paroles d’ Omama et des xapiri(esprits chamaniques), les discours hereamu de nos anciens, les dialogues wayamu et yâimu de nos fêtes. C'est pourquoi, tant que nous sommes vivants, la loi d'Omama demeurera pour toujours au fond de notre pensée… »

 

 

 

« Lorsque, parfois, le ciel laisse échapper des bruits menaçant femmes et enfants gémissent et pleurent de frayeur. Ce n'est  pas sans raison! Nous redoutons tous d'être écrasés par sa chute  comme l'ont été nos ancêtres au premier temps. Je me souviens  encore d'une fois où cela a bien failli nous arriver ! J'étais jeune à l'époque. Nous campions en forêt sur un affluent du rio Mapula'. Avec quelques anciens, nous étions partis à la recherche d'un jeune femme de la rivière Uxi u qui avait été enlevée par un homme d'une maison des hautes terres du rio Toototobi. C'était au début de la nuit. Il n'y avait aucun bruit de tonnerre ni d'éclairs dans le ciel. Tout était silencieux. Il ne pleuvait pas et on ne sen­tait aucun souffle de vent. Pourtant, soudain, nous avons entendu plusieurs craquements sonores dans la poitrine du ciel. Ils se sont succédé, l'un plus violent que l'autre, et ils paraissaient très pro­ches. C'était vraiment inquiétant !

 

Dans notre campement, tous se sont mis à crier et à sangloter de frayeur : «Aë ! Le ciel commence à s'effondrer ! Nous allons tous périr ! Aë ! » Moi aussi, j'avais peur ! Je n'étais pas encore devenu un chaman et je me demandais avec anxiété : « Que va-t-il nous arriver ? Le ciel va-t-il vraiment tomber sur nous ? Allons-nous tous être précipités dans le monde souterrain ?» À cette époque, il y avait encore de très grands chamans parmi nous car beaucoup de nos anciens étaient encore vivants. Alors, plu­sieurs d'entre eux ont aussitôt commencé à travailler ensemble pour retenir la voûte céleste. Autrefois, leurs pères et leurs grands-pères leur avaient enseigné ce travail, c'est pourquoi ils ont encore une fois réussi à empêcher sa chute. Ainsi, après un temps, tout est revenu au calme. Pourtant, je crois que cette fois encore le ciel a vraiment failli se briser au-dessus de nous. Je sais que c'est déjà arrivé, très loin de notre forêt, là où il se rapproche des confins de la terre. Les habitants de ces régions distantes ont été anéantis car ils n'ont pas su comment le retenir. Mais là où nous vivons, le ciel est très haut et plus solide. Je pense que c es parce que nous nous trouvons au centre du disque terrestre • Mais, un jour, dans très longtemps, il finira peut-être quand même par s'abattre sur nous ! Il ne voudra plus rester à sa place. II se disloquera et nous écrasera tous. Mais tant que les charria seront vivants pour le retenir, cela n'arrivera pas. Il ne fera vaciller avec fracas, mais ne se rompra pas. C'est ce que je pense !.. »

 

 

« Tous les êtres qui habitent la forêt craignent d'être anéantis par l'immensité du ciel, même les esprits ! C'est en pensant à cela que les gens de nos maisons ont peur et se mettent à pleurer. Ils savent bien que le ciel est déjà tombé autrefois ! Je connais un peu ces paroles sur la chute du ciel. Je les ai entendues de la bouche de mes anciens alors que j'étais enfant. Ce fut ainsi. Au début, le ciel était encore neuf et fragile. La forêt était à peine venue à l'exis­tence et tout y retournait facilement au chaos. Elle était habitée par d'autres gens, créés avant nous et qui ont disparu depuis. C'était le premier temps, au cours duquel les ancêtres se sont peu à peu métamorphosés en gibier. Et lorsque le centre du ciel a fini par s'effondrer, beaucoup d'entre eux ont été précipités dans le monde souterrain. Ils y sont devenus les aôpatari, ces ancêtres carnassiers aux dents acérées qui dévorent tout ce que leur jettent les chamans. Ils habitent toujours sous la terre auprès de l'être du vent de tempête et de celui du chaos,. Ils y vivent aussi en compagnie d'êtres pécaris, guêpes et lombrics devenus autres.

Le dos de ce ciel tombé au premier temps est devenu la forêt où nous vivons, le sol où nous marchons.  C'est pour cette raison que nous nommons la forêt wàro patarima mosi, le vieux ciel, et que les chamans l'appellent aussi hutukara, du nom de cet ancien niveau céleste. Plus tard, un autre ciel est descendu et s'est fixé au-dessus de la terre, venant remplacer celui qui s'était effondré. C'est Omama qui en a dessiné le projet, selon le mot des Blancs. Il s'est demandé comment le consolider et il y a introduit partout des tiges de son métal qu'il a également enfouies comme des raci­nes dans la terre. C'est pourquoi ce nouveau ciel est plus solide que l'ancien et qu'il ne se disloquera pas aussi facilement ! Nos anciens chamans savent tout cela. Dès que le ciel se met à trem­bler et qu'il menace de se fissurer, ils envoient aussitôt leurs xapiri pour le renforcer. Sans cela, il se serait de nouveau affaissé depuis longtemps ! »

« Le ciel bouge, il est toujours instable. Son centre est encore solide, mais ses bords sont déjà très entamés et sont devenus fra­giles. Il se gauchit et se balance avec des craquements terrifiants. Les pieds qui le soutiennent aux confins de la terre vacillent à tel point que les xapiri eux-mêmes s'en inquiètent. Pourtant, l'un d'entre eux, l'esprit singe-araignée, se montre particulièrement courageux. Venu de très loin, il est toujours le premier à retenir les pans de ciel qui menacent de se détacher et à tenter de le ren­forcer. Ce n'est pas un singe de la forêt mais un être céleste, un esprit ancien et puissant aux mains habiles. Toutefois, il lui serait impossible de faire ces réparations s'il n'était secondé dans cette tâche. Aussi beaucoup d'autres esprits lui viennent-ils en aide, comme ceux du singe de nuit, du kinkajou, de la martre et de l'écureuil. Mais il appelle aussi en renfort les esprits célestes, les esprits éclair et les esprits ton­nerre.

Tous ces xapiri arrivent en très grand nombre. Ils arrachent les haches et les machettes des mains des esprits orphelins en colère. Ils les entourent de leurs bras, les font s'accroupir et s'efforcent de les calmer. Puis, joignant leurs efforts, ils parviennent à empêcher la rupture du ciel. Les esprits paresseux consoli­dent ses fissures à l'aide de tiges du métal qu'ils tirent avec leurs fusils. Les esprits fourmi versent de la glu dans ses brèches pour les colmater. Alors, ses craquements cessent peu à peu. Puis, le silence une fois revenu dans la forêt, les gens de nos maisons - et même ceux qui, souvent, doutent des chamans - se disent : « Ce n'est pas un mensonge ! Ils deviennent vraiment esprits et savent contenir la chute du ciel ! » Nos ancêtres font ce travail depuis le premier temps. S'il n'en avait pas été ainsi, la voûte céleste se serait effondrée sur nous depuis longtemps ! Cependant, malgré tous leurs efforts, elle demeure toujours instable et fragile, à la merci des esprits des chamans morts qui ne cessent de vouloir le découper.

 

 

 

 

C'est Omama qui nous a créés, mais c'est aussi lui qui a fait venir les Blancs à l'existence.  Il n'y a qu'un seul et même ciel au-dessus de nous. Il n'y a qu'un seul soleil, qu'une seule lune. Nous habitons sur la même terre. Les Blancs n'ont pas été créés par leurs gouvernements. Ils viennent de la fabrique d’Omama ! ils sont, autant que nous, ses fils et ses gendres. Il les a créés il y a très longtemps à partir de l'écume du sang de nos ancêtres, les habitants de Hayowari. Hayowari est une colline, située entre les sources du rio Parima et celles de l'Orénoque. C'est là que se trouve l'origine des rivières, là ou Omama a, dans son jardin, percé le sol pour assouvir la soif de son fils. Lorsque j'étais enfant, mon beau-père m'a beaucoup parlé de ces gens d'autrefois et, aujourd'hui, devenu chaman a mon tour, il m'arrive souvent moi-même de voir leurs images et d'entendre leurs paroles. C'est pourquoi je peux en parler. Omama a créé les Yanomami après avoir péché la fille de Tëpërësiki, l'être du fond des eaux. Il a copule avec elle et c'est à partir de son ventre que nous sommes devenus nombreux. Les gens de Hayo­wari faisaient partie de ces habitants de la forêt du premier temps. Ils étaient les enfants d’Omama et de sa femme T^uëyoma. Ils sont devenus des étrangers bien plus tard, après qu' Omama eut fait jaillir les eaux du sol et qu'il se fut enfui au loin, en aval de toutes les rivières, vers la terre des Blancs… » 

 

 

 

 

« Ces ancêtres sont devenus autres lors d'une fête reahu à laquelle ils avaient convié leurs alliés pour enterrer les cendres d'ossements d'un des leurs. Cela s'est passé ainsi. C'était le dernier jour, juste avant que leurs invités, très nombreux, ne s'en retournent chez eux. L'homme chargé de leur distribuer le gibier boucané des cendres du mort23 disposa au centre de la maison un petit tas de poudre de yâkoana sur une platine de terre cuite. Un groupe d'hôtes et d'amphitryons se rassembla peu à peu autour en devisant et com­mença à priser la poudre à grosses pincées. Elle était forte et chacun reniflait avec de sonores exclamations approbatrices. Puis, après quelque temps, les hommes se joignirent par paires, accroupis face à face, pour entamer un dialogue yâimu. Pris par le pouvoir de la yàkoana, ils devinrent rapidement tous très exalté4. Ils se battaient les flancs du plat de la main pour ponctuer leurs paroles. Au bout d'un moment, leur colère augmenta à tel point qu'ils entreprirent de se frapper tour à tour la poitrine à coups de poing. Un groupe d'invités commença à s'en prendre avec violence à l'un de leurs amphitryons qui était demeuré isolé. De l'autre côté de la maison, sa mère, une vieille femme, se mit alors, pour le défendre, à les insulter avec fureur. Puis, elle appela à grands cris l'époux de sa fille pour qu'il vienne au secours de son beau-frère. Le jeune homme était encore reclus dans une enceinte de feuilles yîpi hi avec son épouse qui venait à peine d'avoir sa première menstruation. À l'appel de sa belle-mère, il sortit avec précipitation pour venger son beau-frère, sans penser au danger. »  

« La forêt était encore jeune en ce temps. Aussi, à peine le jeune homme eut-il franchi le seuil de son enclos de réclusion que l'être du chaos Xiwàripo commença à amollir puis à décomposer la terre autour de lui. Puis, Motu uri w, la rivière du monde souterrain, se mit à jaillir brutalement en la déchirant de part en part. Ses flot bouillonnants recouvrirent rapidement toute la forêt avoisinante et disloquèrent la maison des gens de Hayowari. C'était terrifiant i Ils furent tous emportés par les flots alors qu'ils étaient encore accroupis en train de chanter ou de se frapper la poitrine. On entendait leurs clameurs se perdre dans le lointain à mesure qu'ils étaient entraînés vers l'aval. Certains tentèrent de s'enfuir dans la forêt : ils devinrent des cervidés. D'autres tentèrent de grimper aux arbres : ils se métamorphosèrent en termitières. La plupart se noyèrent et furent dévorés par des loutres kana et d'énormes caï­mans noirs poapoa. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, les chamans doivent travailler pour empêcher l'eau de Motu uri u de jaillir de sous la terre. Le grand trou duquel elle a surgi autrefois à Hayowari est encore visible dans les hautes terres, bien qu'il soit recouvert par la forêt. On peut le voir en avion aux sources de l'Orénoque et des rios Catrimani et Parima. Nous l'appelons également Xiwâripo.

Les eaux sorties du sol firent ensuite un large détour en descendant des collines pour se répandre très loin dans la forêt en direction du lever du soleil. Une fois parvenues là où les terres deviennent plates et venteuses, elles se mirent à tourner rapidement sur elles-mêmes. Puis, après quelque temps, elles perdirent peu à peu de leur vitesse et leur mouvement se calma. Elles sont restées ainsi depuis lors, immobiles, formant un lac aussi vaste que le ciel. C'est lui que les Blancs ont nommé océan*. Un vent de tempête vit au centre de cette immense étendue liquide dont les profondeurs sont habitées par des anguilles électriques géantes et des êtres tëpërësiri qui avalent les humains. S'y cachent aussi d'énormes poissons-épidémie aux dents acérées dont la queue lance des éclairs et des êtres têtards géants en colère qui détruisent les embarcations des Blancs.

 

 

« Des Yanomami qui se noyèrent dans les flots de Motu uri u, il ne resta plus qu'une écume sanglante dérivant au fil des eaux, là où les rivières deviennent très larges.  Elle glissa lentement jusqu'en aval, à l'endroit où Omama s'était établi après sa fuite depuis les hautes terres. Dès qu'il la vit, il s'approcha de l'onde pour recueillir peu à peu dans une petite corbeille cette mousse rougie qui flottait à sa rencontre. Puis, il la déposa avec soin sur la berge et commença à la mettre en forme entre ses mains. Elle se réchauffa et de nouveaux êtres humains finirent par y éclore. Ce fut d'abord de l'écume à peine colorée qui passa sur les eaux. Omama en assembla de petits monticules qu'il ramena à la vie en les plaçant sur une terre lointaine, de l'autre côté des eaux. C'est cette terre des ancêtres des Blancs que vous appelez Europe. Ainsi créa-t-il en premier ceux que nos anciens nommaient napë kraiwa et dont la peau est aussi blanche que leur papier. Avec la mousse rougeâtre de plus en plus foncée que charriaient les flots, il créa d'autres étrangers. Ce furent, cette fois, des gens qui nous ressemblent. Il les installa près de nous, dans la même forêt. Il ramena ainsi l'écume de nos ancêtres morts d'où elle venait et garda leur image sur la terre du Brésil, qui est pour nous la terre d’Omama. Ce sont eux que nos anciens appelaient napë pë yai, les « vrais étrangers », les autres Indiens* : les Pauxiana, les Watata si et les gens du rio Demini qui étaient proches de nous autrefois, mais aussi les Ye'kuana, les Makuxi, les Tukano, les Wayâpi, les Kayapô et beaucoup d'autres… »

« C'est Remori, l'esprit de la grosse abeille orangée qui a donné aux Blancs leur langue emmêlée. Leur parler ne ressemble-t-il pas au vrombissement de ces bourdons ? Il a placé en eux une gorge différente de la nôtre. Remori vivait aux côtés d'Omama, en aval des rivières, là où elles deviennent très larges, bordées de vastes étendues de sable. C'est Omama qui, voulant redonner vie à l'écume des gens de Hayowari, l'a exhorté à insuffler un autre langage aux étrangers qu'il venait de créer. C'est pourquoi nos anciens ne comprenaient rien à ce que leur disaient les premiers Blancs qu'ils ont rencontrés. Leur parler inarticulé était pour eux vraiment effrayant à entendre ! Lorsque ceux-ci leur adressaient la parole, ils se contentaient de tendre l'oreille en pensant avec perplexité : « Que peuvent-ils bien vouloir dire ? Est-ce vraiment tout ce qu'ils sont capables de prononcer ? Quelle effrayante manière de parler ! Cette langue n'est-elle pas celle des spectres ? Non, ce doit être un autre parler, celui que Remori a donné aux étrangers ! »

Ils avaient beau essayer de les imiter, cela ne donnait jamais rien de compréhensible ! Ils ne parvenaient qu'à proférer de paroles aussi laides que tordues ! Nos paroles d'habitants de la forêt sont bien différentes ! Ce sont celles qu'Omama nous a enseignées et les Blancs ne peuvent pas nous comprendre non plus. C'est ainsi. Omama et Remori ont décidé que les gens qu'ils avaient créés ne devaient pas posséder le même langage. Ils ont pensé que l'usage d'une seule langue provoquerait des conflits incessants entre eux, car les mauvaises paroles des uns pourraient être entendues sans obstacle par tous les autres. C'est pourquoi ils ont attribué d'autres modes de parler aux étrangers puis les ont séparés sur des terres différentes. Alors, tout en faisant éclore tou­tes ces langues en eux, ils leur dirent : « Vous n'entendrez pas les paroles des autres. Vous ne comprendrez que les vôtres et, de cette manière, vous ne vous querellerez qu'entre vous. Il en sera de même pour eux. »…

 

 

« Omama, Remori et les habitants de Hayowari ont disparu depuis très longtemps de notre forêt. Pourtant, il n'en est ainsi qu'aux yeux des gens communs. Les chamans, eux, savent que leurs spectres y sont toujours présents. Ils ne cessent de faire dan­ser leurs images et de faire entendre leurs chants. En écoutant les anciens qui devenaient esprits, lorsque j'étais plus jeune, je me demandais : « Comment font-ils ? D'où viennent vraiment ces paroles du premier temps ? » Puis, lorsque j'ai bu à mon tour la yâkoana, ils ont fait descendre ces images pour moi. C'est alors que j'ai pu voir à mon tour la métamorphose des gens de Hayo­wari charriés par les eaux de Motu uri u et les immenses étendues de sable où vit Remori. Depuis, je continue souvent à les contem­pler dans les rêves de mon sommeil de spectre.

 

Nous, Yanomami, lorsque nous voulons connaître les choses, nous nous efforçons de les voir en rêvant. C'est là notre manière d'étudier, je l'ai dit. C'est donc en suivant cet usage que, moi aussi, j'ai appris à voir. Mes anciens ne se sont pas contentés de me faire répéter leurs paroles ! Ils m'ont fait boire la yâkoana et m'ont permis d'admirer moi-même la danse des esprits durant le temps du rêve. Ils m'ont donné leurs propres xapiri et m'ont dit : « Regarde !  Contemple la beauté des esprits !  Lorsque nous serons morts, tu continueras à les faire descendre après nous. Sans eux, ta pensée cherchera en vain à comprendre les choses. Elle restera dans l'obscurité et l'oubli ! » C'est ainsi qu'ils m'ont ouvert leurs chemins et ont fait croître ma pensée. À présent, je vais vieillir et m'efforcer de transmettre à mon tour ces paroles aux jeunes gens afin qu'elles ne se perdent pas et ne soient jamais oubliées. Si je n'avais pas connu les xapiri, je serais resté ignorant et je parlerais sans aucun savoir. Grâce à eux, en revanche, mes paroles peuvent se succéder l'une à l'autre et s'étendre partout où ils se déplacent. Elles peuvent évoquer tous les lieux inconnus où ils descendent. C'est notre manière de devenir savants. Nous, habitants de la forêt, nous n'oublions jamais les endroits lointains que nous avons visités en rêve. Le matin, au réveil, leurs images demeurent vives dans notre esprit. En les évoquant, nous nous disons avec satisfaction : « Telle est la beauté des xapiri que les anciens ont connue avant nous ! C'est ainsi que, depuis le premier temps, ils font entendre leurs chants et dansent pour se présenter ! » Ces images reviennent sans cesse dans notre pensée et restent tou­jours aussi nettes. Les paroles des esprits qui les accompagnent demeurent aussi à l'intérieur de nous. Elles ne se perdent jamais. C'est notre historique. C'est à partir d'elles que nous pouvons penser avec droiture. C'est pourquoi je dis que notre pensée est semblable aux peaux d'images sur lesquelles les Blancs conservent les dessins des discours de leurs anciens… »

 

« Ces paroles venues de la valeur de rêve des esprits, nous les fai­sons ensuite entendre aux gens de notre maison. Nous ne les trompons pas comme l'ont fait, autrefois, les gens de Teosi en nous répétant : « Sesusi va descendre dans la forêt ! S'il le veut, aujourd'hui ou demain, il arrivera parmi nous ! » Pourtant, le temps a passé et il ne s'est rien produit. Nous chamans, nous ne parlons jamais de la sorte ! Nous n'abusons jamais les nôtres en regardant des dessins de mots pour pouvoir parler. Nul besoin de fixer nos yeux sur des peaux de papier pour nous souvenir des paroles des xapiri ! Elles sont collées à notre pensée et se pressent à nos lèvres, innombrables, aussitôt que nous devenons esprits nous-mêmes. C'est de cette manière qu'il nous est possible de les révéler si facilement à ceux qui nous écoutent. Ce sont ces paroles sur les choses que j'ai vues en rêve que j'essaie d'expliquer aux Blancs pour défendre la forêt. Si je ne possédais pas de maison d'esprits et si j'étais incapable de voir quoi que ce soit, je n'aurais rien à leur dire. Mes yeux feraient peine à voir, ma voix serait hésitante et ils se rendraient vite compte que l'ignorance et la peur engourdissent ma bouche. »

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