Par Daniel Villey (1910-1968)
Charles Dunoyer, né en 1786, a fondé et dirigé avec Charles Comte, pendant les premières années de la Restauration, ce périodique d’opposition tant de fois traqué par l’autorité, qui fut tantôt journal, tantôt revue, et plusieurs fois changea de nom, pour s’intituler tantôt Le Censeur et tantôt Le Censeur européen. Cette publication incarnait la résistance libérale, au lendemain du retour des Bourbons. On se souvient que Saint Simon y a collaboré. La doctrine de Jean-Baptiste Say inspirait le mouvement. La Révolution française, Say, Saint-Simon, toutes les grandes sources de la pensée de Dunoyer se trouve là momentanément réunies.
Dunoyer a passé toute sa vie à récrire sans cesse le même livre. En 1845, il en a donné la version définitive, sous le titre De la Liberté du travail, ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance.
« L’économie politique est la science de la liberté. » C’est Saint-Simon qui a écrit cette phrase, précisément au cours de la période de sa vie où il collaborait au Censeur. Mieux qu’aucune autre sans doute, elle résume la doctrine de Dunoyer. Le libéralisme de Dunoyer ne se confond pas avec l’individualisme anglo-saxon. Il est le prolongement direct d’un humanisme, non plus l’appendice ou le corollaire d’une conception atomistique de l’homme et du monde. Aussi bien la liberté selon Dunoyer ne se ramène-t-elle pas à l’absence de contrainte. La liberté, c’est la « puissance d’action » de l’homme, son empire sur lui-même et sur la nature. Conception positive, et non plus négative de la liberté, qui chez Dunoyer se confond presque avec la productivité. Elle n’est pas un droit, mais un fait. Et non comme pour les physiocrates un principe a priori, une vérité métaphysique immuable, mais le fruit en voie de maturation de cette évolution progressive qui forme la trame de l’histoire. Avec Dunoyer, la liberté ne se démontre pas dans l’abstrait : on observe ses progrès. La clé de cette conception historique, dynamique, relativiste de la liberté, c’est l’influence de Saint-Simon. La collaboration de Saint-Simon et de Dunoyer au Censeur en 1814, sous le signe des idées de la Révolution française et de Jean-Baptiste Say, quel lumineux symbole ! Et quelle capitale charnière dans l’arbre généalogique des doctrines économiques françaises !
(…) Non moins que la morale, Dunoyer prône l’industrie. Poursuivant contre les physiocrates la réaction de Jean-Baptiste Say, il efface toute distinction et toute hiérarchie entre les activités humaines. On ne produit jamais que de l’utilité, et donc tous les produits sont immatériels en tant que produits. Dunoyer identifie complètement les biens et les services. Il appelle producteurs les comédiens et les ecclésiastiques. A certains moments pourtant, on a l’impression que Dunoyer efface moins la hiérarchie traditionnelle et physiocratique des professions qu’il ne la renverse. Dans l’agriculture la nature limite la liberté de l’homme. De tous les arts, n’est-elle pas « le moins favorable au progrès des hommes ? » Au contraire Dunoyer vante les vertus civilisatrices de la vie urbaine, de la concentration économique, du machinisme, de la densité de population qu’implique la civilisation industrielle. L’industrialisme de Jean-Baptiste Say et celui de Saint-Simon convergent dans sa pensée.
Toute activité utile est productive. Même celle de l’État, qui pour Dunoyer n’est qu’un producteur parmi les autres : producteur de sécurité. Voilà le dernier aboutissement de la théorie des produits immatériels. Dunoyer ne pense pas ainsi rabaisser le personnage de l’État, au contraire. La sécurité est ti ses yeux un produit indispensable, éminemment utile. Le progrès de la civilisation implique le perfectionnement de l’État, et qu’il joue de plus en plus efficacement son rôle. Mais le progrès veut aussi bien que de plus en plus scrupuleusement il s’y cantonne. Dans tous les domaines de l’activité économique, la division du travail est la voie même du progrès ; la spécialisation doit se manifester dans l’art gouvernemental comme dans les autres « industries ». L’État n’a qu’un rôle : producteur de sécurité. Qu’il cesse donc d’empiéter sur les fonctions des autres producteurs ! « L’État — écrit Dunoyer — doit se garder de rien faire qui trouble le mouvement d’ascension ou de décadence auquel sont naturellement livrés les individus. » Sa fonction, c’est de punir le mal. Le prévenir — et plus encore faire le bien — excède sa compétence. « L’État, très capable de nuire, l’est très peu de faire le bien », voilà une des phrases les plus célèbres de Dunoyer. Mais l’école libérale française a dévié sa pensée lorsqu’elle en a tiré cette formule un peu trop raffinée : Quand l’État fait le bien, il le fait mal ; quand il fait le mal, il le fuit bien. » Dunoyer ne se livre pas à la démagogie antiétatique. Il est libéral, non du tout anarchiste. Liberté absolue sauf répression en cas d’abus, telle est sa doctrine. L’État c’est le gendarme, qu’il soit zélé gendarme, qu’il ne soit que gendarme : il n’a rien à faire avec les honnêtes gens.
Dans l’application, l’anti-interventionnisme de Dunoyer va très loin. A ses yeux le régime économique issu de la Révolution française et de l’Empire est une sorte de colbertisme plus ou moins camouflé. Le Concordat, le monopole des postes, celui des tabacs, celui des poudres, l’enseignement public, le monopole des agents de change, celui des officiers ministériels, les fermes-écoles subventionnées, les haras publics, les Ponts et Chaussées, tout cela constitue autant d’empiètements scandaleux de la puissance publique sur le domaine de l’activité privée. Dunoyer s’élève même contre toute réglementation officielle de la profession de médecin, et contre la subordination du droit d’exercer la médecine à l’obtention de grades universitaires. Il faudrait à son gré laisser la concurrence seule éliminer les charlatans.
Dunoyer, naturellement, est libre-échangiste, hostile aux prohibitions et aux droits de douane. Fidèle au relativisme historique que Saint-Simon sans doute lui a enseigné, il pense que le nationalisme économique était autrefois justifié, tant que l’insécurité des contrats à longues distances rendait périlleux le commerce international. Le libre-échange n’a pas toujours été possible ni souhaitable, mais il est le régime qui convient à « l’état industriel ». A ceux qui contre le libre-échange et les traités de commerce brandissent l’épouvantail de la concurrence étrangère, Dunoyer fait spirituellement remarquer que l’on a rarement vu aucun pays faire la moue devant aucune extension territoriale ; alors que pourtant, du point de sue économique, l’annexion réalise une union douanière totale. Les expansions de la France impériale, son hégémonie européenne, le blocus napoléonien ont transformé l’Europe continentale, sous l’Empire, en une vaste surface de libre-échange. Ne fut-ce point une expérience profitable ? Dunoyer s’appuie sur elle pour opiner qu’ « on pourrait arriver à la suppression de toute barrière douanière entre des pays très divers et très inégalement avancés non seulement sans détriment, mais avec profit pour l’industrie des uns et des autres ».
(…) C’est avec Dunoyer, après 1830, que nous voyons le libéralisme devenir ce qu’il n’avait encore jamais été en France : une doctrine de classe. Les physiocrates étaient à gauche, si l’on peut dire, et Jean-Baptiste Say aussi. La liberté signifiait pour eux les lumières, le progrès. A vingt-cinq ans, au Censeur, Dunoyer se situait du même côté. Mais voici que le journaliste traqué par les préfectures du début de la Restauration devient lui-même préfet de l’Allier, puis de la Somme sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. Le gouvernement qui par la bouche de Guizot s’écrie : Enrichissez-vous ! représente et défend la classe riche, la « classe de la liberté », contre laquelle grondent déjà les murmures et les menaces de cette populace avide et revendicatrice, dont les doctrines socialistes et interventionnistes encouragent les entreprises.
Source : Daniel Villey, Petite histoire des grandes doctrines économiques, 1944