Portraits de pouvoir : s’il s’agissait de décoder les signes du pouvoir dans les portraits, on aurait au moins un sujet intéressant. Mais rares sont ceux qui s’y essaient et la plupart des photographes et vidéastes présents dans cette exposition à la Strozzina, l’espace art contemporain du Palais Strozzi à Florence (en dessous de Bronzino; jusqu’au 23 janvier), se contentent d’interprétations naïves et hyper-simplistes. Les graphiques paranoïaques de Bureau d’études dénonçant l’habituel complot global, les clubs privés élitistes de Jim Dow, les oligarques mexicaines de Daniela Rossell, le dévoilement des images cachées de la CIA par Trevor Paglen, les stéréotypes de Francesco Jodice sur Dubaï, ou les vilains capitalistes de la Deutsche Bank de Clegg & Guttmann réjouiront le coeur de tout bon libertaire anticapitaliste, mais n’apportent pas grand chose en termes de photographie, ni de compréhension de la réalité du pouvoir au delà des idées préconçues.
Certains photographes ne font pas le poids face à leurs modèles, ils peuvent toujours tenter de traquer au fond des yeux les signes de la puissance, ils perdent à tous les coups. Il en est ainsi du Margaret Thatcher d’Helmut Newton, où c’est clairement le modèle qui s’impose au photographe, ayant défini ce que doit être son image; de même les aristocrates italiens qui reçoivent Tina Barney chez eux sont parfaitement en contrôle de tout, leur vie n’est que rigueur, discipline, composition, ils le montrent clairement et ce n’est pas la photographe invitée chez eux qui va réussir à les déstabiliser, à aller au-delà de l’apparence (Patrick Faigenbaum y arrive mieux, je trouve). Le plus révélateur est la manière dont Annie Leibowitz, en Américaine énergique et mal élevée (ne lui a-t-on pas appris qu’on ne disait qu’une fois “Your Majesty” en s’adressant à la reine, et ensuite Ma’am) essaie cinq secondes de traiter The Queen comme un modèle ordinaire (’enlevez votre couronne, ça fera moins formel”) et se fait rabrouer comme une malpropre sans même pouvoir en prendre ombrage (la vidéo en témoigne); là encore une photographie composée, officielle, bâtie selon les désirs et les besoins du modèle, au service de qui la photographe a dû se mettre. Sont-ce des portraits du pouvoir ? sans doute, mais qui ne nous apprennent pas grand chose.
Alors, face à cette impasse, ne restent que l’ironie ou la diversion. Ironie que les transcriptions musicales des discours de Bush, Blair et Obama par Fabio Ciffariello Ciardi : Bush annonçant la guerre d’Irak est un violoncelle, Blair parlant après les attentats de Londres une flûte, et le discours d’Obama au Caire est de la clarinette (autant dire du pipeau, on l’a bien vu depuis). Ironie (tragique) que les Yes Men se faisant passer pour les porte-parole de Dow Chemical et acceptant la responsabilité de la catastrophe de Bhopal vingt ans après pour 12 milliards de dollars (capture d’écran de la BBC le 3 décembre 2004).
Diversion dans ces deux portraits par Hiroshi Sugimoto, Jean-Paul II et Fidel Castro, les deux leaders (alors) les plus vieux de la planète : après le premier regard, ils apparaissent tous deux un peu coincés, figés, théâtraux, Castro surtout que l’on attendrait plus animé. Ils semblent flotter sur ce fond noir, comme des emblèmes, des icônes, déjà morts croirait-on. Il faut lire le cartel pour réaliser que ce sont des statuettes de cire hyperréalistes que Sugimoto a photographiées là. C’est peut-être la plus belle démonstration a contrario de l’impossibilité de faire un portrait du pouvoir, la destruction du discours de cette exposition par l’intérieur.
La série de sept portraits d’Olivier Silva, légionnaire, que Rineke Dijkstra a suivi pendant trois ans après son engagement est splendide : on voit le jeune homme incertain, timide, mal à l’aise, gagner peu à peu en maturité, en assurance, devenir un soldat d’élite. Est-ce pour autant, comme le commissaire de l’exposition veut nous en convaincre, une manifestation de pouvoir, d’écrasement de la personnalité (en prétendant d’ailleurs, à tort, que tous les légionnaires doivent changer d’identité) ? On peut en douter et préférer, sur ce sujet, une approche plus intelligente comme chez Claire Denis, Charles Fréger ou Bernadette Genée et Alain Le Borgne, et moins grossièrement interprétative du travail de Dijkstra (photo d’installation de Valentina Muscedra, recadrée).
Enfin, il n’y est qu’indirectement question de pouvoir mais la courte vidéo de Christoph Brech, Sea Force One, où deux hommes dans un canot lavent la coque de ce yacht de luxe, est un poème visuel où la coque noire, le savon blanc et les reflets dans l’eau créent une harmonie proche de l’expressionisme abstrait ou de la calligraphie chinoise. Mais pour y être sensible, il faut sans doute, là encore, oublier ou détourner le message (photo de l’auteur).
Après cette exposition plutôt décevante, c’est un plaisir, dans la cour du Palais Strozzi, d’entrer dans un cube de métal brut et rouillé et de pénétrer dans un palais des glaces paradisiaque, éclairé par la réflexion de néons multipliés à l’infini, au centre duquel un cénotaphe de plaques d’argile ficelées par des cordages nous reconcentre, nous ramène à notre condition humaine : Mètre carré d’infinité dans un cube de miroirs, de Michelangelo Pistoletto (photos à gauche de Valentina Muscedra, recadrée et à droite d’Enrico Amici).
Christoph Brech étant représenté par l’ADAGP, la photo de son oeuvre sera ôtée du blog à la fin de l’exposition.