(Comme un bilan de l’année 2010)
“Au-delà de ce que le personnage de Sarkozy peut avoir de cafouilleux, d’erratique, d’imprévisible, la droite a une ligne cohérente pour affronter cette perspective, dans un pays où la population est rebelle et a un tempérament égalitaire.” E. Todd
E. Todd, magnifique optimiste déclare au soir de la mobilisation contre le projet sur les retraites du gouvernement, “la France est toujours là”. Une France qu’il juge plus combative que râleuse. Combative manifestement, mais mal représentée. Car devant les effets de la conjoncture, telle que l’austérité, la paupérisation, l’écrasement de la classe moyenne, la gauche n’a pas réellement changé de position. N’a pas non plus échafaudé de projet capable de contrer l’inexorable glissement vers l’atomisation des rapports sociaux issue du modèle économique dominant. Il existe des embryons de projets au parti socialiste, par exemple, mais dont la finalité, l’adhésion du groupe, mais surtout l’adéquation avec le canevas d’ensemble laisse circonspect. M. Sapin archétypal, qui débattait sur une radio publique avec N. Dupont–Aignant sur l’hypothèse d’une sortie de l’Euro, n’a pas su se départir d’une atonie bien spécifique à la gauche du moment. Parce que sur le fond ses arguments pouvaient signifier, mais à aucun moment il n’a pris le parti des gens. Les travailleurs, les jeunes, les précaires, les chômeurs, les délocalisés, les discriminés, les broyés pour qui une incantation supplémentaire sur une hypothétique “harmonisation fiscale européenne” et autres tirades technocratiques n’a plus aucun sens. Il n’est point question de populisme, là. Mais d’une opportunité (d’ailleurs ratée) de pouvoir profiter encore de forces vives.
Un sérieux souci électoral
Comment expliquer qu’en 2010, après huit années complètes d’opposition, la perspective de remporter les échéances électorales reste encore incertaine ? Comment compte tenu du bilan économique, social et symbolique de la droite régnante, la gauche ne garantit pas avec une quasi certitude une alternance ? Les “progressistes” persistent sur une esquisse électorale incertaine. Une posture proprette, polie, proche des cercles de la raison mais littéralement dépassée par le paradigme du moment. La continuation d’une figure gestionnaire et sérieuse, choisissant le camp des réalistes pour atteindre le pouvoir. Dans le fond de l’air libéral, la posture réaliste, gestionnaire et sérieuse revient à accompagner gentiment les “réformes” sociales. Une stratégie perdante depuis plus d’une décennie. Une attitude molle qui tranche avec le rythme d’enfer que les néo-conservateurs imposent. Sur le plan économique, après un sauvetage étatique du système bancaire, la droite a réussi à faire éponger le coût à la population et en même temps à prescrire une diète sociale des plus draconiennes. Deux ans après le choc financier, deux années de cotisations supplémentaires sont imposées, par exemple, aux travailleurs français. Dans un pays qui compte près de 4 millions de chômeurs, 1 million de plus qu’avant la crise. Ce n’est plus une double peine, mais délibérément une mise au supplice. De surcroit, le spectre de l’extrême droite plane sur les prochaines échéances. Comme un retour sur mai 2002.
Un mai 2002 toujours incompris. Les études concernant le vote frontiste montrent qu’il s’agit d’un basculement radical à droite d’électeurs déjà à droite, concomitamment à une démobilisation de l’électorat progressiste. Focalisée sur le centre, terrorisée par les extrêmes, la gauche ne parle plus aux exclus de la démocratie. Elle préfère psalmodier dans l’agora des participants au lieu d’y associer les laissés pour compte. Chasser l’électorat “UDF”, minauder sur les républicains, enfourcher les discours sécuritaires ne sert à rien. Ce qui peut expliquer la relative sûreté affichée par la droite. Qui joue sur ses points forts, sur son terrain, c’est-à-dire un vieillissement de la population, un contexte sécuritaire favorable et une abstention teintée de désaffection pour la chose publique.
Et comme un écueil syndical
Se borner à maintenir le contact dans un rapport de force fait nécessairement parti du rôle des organisations syndicales. Ceux qui y voient une matrice révolutionnaire se fourvoient. Tant il est vrai que les sobriquets “soviétisants” fleurissent dans la presse. De fausses pistes pour “antagoniser”, étirer, caricaturer le spectacle des mouvements sociaux. Pourtant, le rôle des organisations aujourd’hui est, ou devrait être, la mise en place d’un rapport de force tel que les échangent puissent se dérouler hors des conditions léonines qui aujourd’hui sévissent. C’est à une usure inconsidérée de force que se sont livrées les centrales lors du vaste mouvement contre les retraites de septembre-octobre 2010. Livrer une bataille asymétrique contre le pouvoir UMP demande plus d’imagination, d’organisation, de gestion des ressources que ce qui fut déployé. Et si elles ont fait ce qu’elles ont pu en la matière, il est raisonnable de penser qu’elles sont vouées à un avenir moribond. Démontrer qu’avec moins de 20% de syndiqués on peut organiser des marches nationales et regrouper jusqu’à 3 millions de personnes semble largement insuffisant. Surtout face à une machine déterminée comme le pouvoir Sarkozyste.
Comment expliquer l’atonie étudiante ? Comment penser gagner un conflit à l’aide d’une poignée de salariés qui bloquent les raffineries ? D’autant plus que le problème des retraites touche tout le monde ? Peut-on réellement estimer que les bureaucraties syndicales avaient une vision claire des événements, étaient pourvus d’une volonté de faire plier le gouvernement ? Mais plus que cela, d’une stratégie calquée sur un agenda pour peser. Enfin même si cela est secondaire (et pourrait s’entendre comme un délit de sales gueules), que peut-on penser des duettistes à la tête des deux grandes centrales ? Incarnant par leur comportement, leur habitus, un archaïsme poussé à son degré suprême. L’opinion (concept vaporeux) ne suffit pas. La grève par procuration non plus.
Canaliser les forces évidemment, opérer un suicide (du mouvement) social laisse pourtant pantois. Symptomatique du désarroi face à cet échec, un footballeur narquois s’improvisera mentor d’une révolution mondiale bancaire. Avec le retentissement que l’on connaît. Mais cela illustre bien l’état des forces sociales, alors que le contexte pourrait être favorable.
L’égalité n’est plus une valeur… de gauche
La discorde sur le projet socialiste d’égalité réelle éclaire d’un triste jour le nouveau paradigme à gauche. Il y aura toujours un G. Collomb, un P. Moscovici ou un M. Valls pour considérer que l’un des fondements socio-économiques de ce pays (l’égalité) relève d’un concept dépassé. Pourtant, les revenus des 1% de Français les plus aisés ont augmenté plus rapidement que ceux de l’ensemble de la population entre 2004 et 2007 (et il est peu probable que depuis l’effet se soit inversé). Ces 1% disposant d’un salaire annuel brut d’au moins 215.600 euros, soit sept fois plus que la moyenne des salariés à temps complet du secteur privé (autour de 32.000 euros). Tout concourt à prendre cette thématique au sérieux, la réalité des chiffres, le sentiment de déséquilibre dû aux “réformes” qui ne servent qu’une niche aisée de la population, enfin et surtout parce que l’égalité est un élément facilement réactivable dans le corps social spécifique hexagonal. Opportunité que s’échine à gâcher une bonne partie de la gauche qui ressasse une “modernité” dont il est difficile de percevoir les contours, mais surtout les finalités.
Par facilité, et esquive du débat de fond, un cas d’école : on stigmatise la gauche radicale, en l’occurrence J.L. Melenchon jusqu’à le Lepeniser. Certes vibrionnant, erratique dans ses points de vue, et ses accointances médiatiques, mais qui indéniablement replace la question égalitaire au centre du débat. Il semble pourtant urgent de sortir du créneau ronronnant de la pensée molle à usage anesthésiant. Bien qu’il opère encore, il séduit manifestement de moins en moins de monde. S’en remettre à la lassitude (de la droite) et à la victoire par défaut illustre la perte de repères. Plus que cela, on a substitué à la réflexion globale, une ambiance de vaudeville mâtiné de coups tordus (proprement insignifiants) et d’homme providentiel jouant le fils prodigue de la nation. Et finalement s’appuyera le moment venu sur le sempiternel vote utile et le bon report de voix.
En 2010, la gauche se situe où on l’attendait, c’est-à-dire dispersée. Dans les idées, incapables de dégager des fondamentaux forts comme la notion d’égalité. Pourtant si simple à affirmer et étayer. Dans les figures, stériles et inaptes à incarner une voix citoyenne. Pourtant nécessaire pour faire front face à la dynamique néo-conservatrice. Au lieu de cela, la problématique politique (et économique) française s’embourbe dans la bipolarité molle. E. Todd, magnifique réaliste, constate que “sur la question fondamentale, c’est-à-dire l’organisation économique des sociétés, la gauche et la droite sont totalement alignées. Elles se distinguent sur la gestion des conséquences”.
Vogelsong – 20 décembre 2010 – Paris
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