Depuis quelques semaines et les annonces de Luc Chatel sur la question, le monde de la philosophie débat vivement de l’introduction de la discipline avant la classe de terminale, en première et en seconde, pour mettre un terme à ce curieux privilège qui fait d’elle la seule matière cardinale à être découverte, étudiée et préparée pour le baccalauréat … l’année de celui-ci. Dernière contribution en date, celle de Michel Fichant dans le Monde, le spécialiste de philosophie classique défendant l’intérêt et la possibilité d’un enseignement plus précoce de la discipline ; avant lui, on a pu lire d’autres plaidoyers, soit dans le sens (contraire) de l’impossibilité de la chose, soit dans le sens du doute – cartésien bien sûr – sur l’effectivité de l’annonce ministérielle, à un moment où on allège plutôt programmes et exigences. Il est vrai que le discours tenu à l’UNESCO à l’occasion de la journée mondiale de la philosophie n’est pas sans ambivalence ; tout en rappelant de façon quelque peu grandiloquente la nécessité de ce champ du savoir, il propose d’étendre le domaine de l’étude de cette discipline par des biais indirects – participation des professeurs de philosophie à l’éducation civique, aux modules interdisciplinaires, voire aux heures de soutien individuel.
Pourquoi enseigner la philosophie plus précocement, à part pour augmenter le nombre de postes aux concours d’enseignement, et endiguer la propagation botulienne ? On peut bien sûr lister les arguments proprement scolaires, largement détaillés par les tribunes signalées précédemment, et au premier rang d’entre eux la nécessité de décondenser un enseignement dont la présentation et l’acquisition en une seule année relèvent de l’impossibilité pratique, voire du mépris pour la matière. Mais il est plus intéressant de regarder également les facteurs extérieurs qui font de cette nécessité une urgence.
« Jamais sans doute le monde n’a eu autant besoin de philosophie », explique le discours lu par le ministre de l’Education Nationale, citant « la puissance de la raison, la richesse de la rencontre, l’humilité du doute » comme des atouts essentiels pour lutter contre « le repli sur soi et les préjugés identitaires » d’une « mondialisation qui inquiète ». En somme, la philosophie serait donc une sorte de baume agissant sur les plaies d’un monde agité par les conflits, les divisions, les conflits religieux et culturels, etc. Ces exhortations belles comme l’Antique, et qui font de la discipline socratique une sorte de supplément d’âme, dévolu aux grandes questions existentielles (le même discours cite Montaigne la définissant comme un « apprendre à vivre »), sont finalement confirmées par les propositions ministérielles : on voit le philosophe comme celui qui vient délivrer un surcroit de connaissance, en tant que moraliste (l’éducation civique), discoureur sur le beau (l’interdisciplinarité avec l’art ou la littérature), ou figure fantasmée de celui qui apprend à apprendre (le soutien individuel).
Tous ces clichés ont une part de vérité, comme tous les clichés. La toile de fond dessinée par le ministre pour expliquer l’utilité actuelle de la philosophie n’est pas non plus fausse, mais pèche par généralité et naïveté : il n’est pas certain que l’étude de Kant ou de Platon suffise à rétablir la concorde internationale. En revanche, elle peut, si elle est faite sérieusement, donner des outils d’analyse et de compréhension du nouveau (dés)ordre mondial.
L’actualité récente a en effet ceci de marquant qu’elle tend à ressembler à une litanie d’intitulés de dissertation. La controverse sur Wikileaks installe dans la presse une polémique sur la transparence et la dictature de celle-ci. Les concepts d’islamisation – donc de mélange culturel – et de laïcité sont devenus des serpents de mer récurrents, resurgissant à l’occasion des « affaires » sur le voile, la nourriture halal dans les fast food ou plus dernièrement encore sur l’occupation de l’espace public par des prières collectives. Les réseaux sociaux invitent à s’interroger sur la notion d’amitié, vieux sujet de réflexion des philosophes soudain réactivé à un moment où l’on peut « devenir ami » avec son préfet. Des discussions que l’on aurait jadis crues réservées à des cafés-philo – sur la limitation des salaires et des profits (n’est pas-t-on allé rechercher la chrématistique d’Aristote pour penser la crise !) ou le matérialisme, sur l’exemplarité des sportifs aux salaires « indécents » – accèdent soudain au devant de la scène. Et que dire du vocabulaire et des discours politiques, qui empruntent directement à la philosophie dans une logique de « quête de sens » (la « politique de civilisation » prise à Edgar Morin par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, le care, prélevé sans traduction, à tous les sens du terme, par Martine Aubry dans la philosophie contemporaine), ou instrumentalisent son abstraction pour servir leurs intérêts (le débat sur « l’identité nationale » voulu par Sarkozy et mené par les … préfets) ou donner du liant à leurs programmes (« l’ordre juste » cher à Ségolène Royal) ? Sans oublier les principes « de précaution » ou de « responsabilité » envers les générations futures, le « droit à l’oubli », la remise en question de la « propriété intellectuelle » à l’ère de la duplication numérique, etc. Questions fort concrètes puisque susceptibles d’être au centre des prochaines élections nationales, et donc déterminantes (en partie au moins) pour le vote des électeurs.
Cette “philosophisation” du débat ne doit rien au hasard. L’époque actuelle a ceci de particulier qu’elle est une époque de bouleversements et de changements paradigmatiques, dans tous les domaines et de façon accélérée. On a évoqué Wikileaks et Facebook : il est évident que les évolutions radicales subies et portées par Internet durant les 5 dernières années ont des impacts encore difficilement mesurables, mais considérables, sur l’organisation à long terme des relations sociales ou de la transmission de l’information. Les biotechnologies (voir notamment le cas de la gestation pour autrui), l’écologie et la prise de conscience accrue des risques climatiques, les ajustements parfois complexes des démocraties occidentales dans un monde dont elles ne sont plus le seul centre économique, et avec des sociétés « métissées » à assumer ; autant de facteurs qui se combinent aujourd’hui pour obliger la situation globale à être pensée à nouveaux frais, ce qui est précisément une tâche pour laquelle la philosophie a son utilité, de par son approche radicale des problèmes et des questions. Tant qu’une société roule sur des rails convenus et balisés, les savoirs régionaux et les disciplines spécialisées peuvent largement se suffire à eux-mêmes. Dans des périodes plus extraordinaires, où se conjuguent et se renforcent changements sociaux, économiques, culturels, technologiques, l’intérêt d’une matière plus généraliste et transversale se fait sentir. Rien ne laisse penser qu’un nouvel équilibre civilisationnel sera rapidement trouvé ; il est donc de la responsabilité des dirigeants d’armer les futurs citoyens pour affronter un tel monde dans la durée. Et cela autant pour penser ces changements que pour savoir se comporter dans le monde façonné par ceux-ci – exemple parmi d’autres, avec Internet la question n’est plus tant celle de l’accès difficile au savoir, que celle du tri à effectuer dans des connaissances immédiatement et abondamment disponibles : ce qui renvoie aux capacités de discrimination et d’évaluation portées par l’approche philosophique.
Au fond, et si Luc Chatel croit vraiment au « besoin de philosophie » inédit qu’il mentionne dans son discours, ce besoin conditionne la forme que doit prendre l’enseignement précoce préconisé : non pas un saupoudrage faisant du philosophe une sorte d’auxiliaire de vie intellectuelle, à mi chemin entre coach, psychologue et conférencier-consultant, mais un véritable enseignement en trois ans, conçu pour former des citoyens critiques et à l’esprit mobile.
Romain Pigenel