à propos de "L'ultime bibliophilie " (Roger Caillois, Cases d'un échiquier, La Blanche, 1970)
" L'incessante accumulation de livres, dont les grandes bibliothèques sont le sanctuaire, représente le poids mort, mais venimeux, infectieux, du passé. Et celui-ci entrave l'imagination et l'intelligence dans les fers du précédent. "
Georges Steiner, " Les dissidents du livre ", in Les Logocrates
Bibliophilie... Ce nom, ce nom même, n'évoque-t-il pas une ignoble pathologie ? N'est-elle pas le symptôme aigüe d'une névrose puissamment constituée ? Les tueurs en série ne sont-ils pas, généralement, des collectionneurs, chasseurs de trophées et autres fétichistes ? L'obsession du bibliophile, franchement, n'évoque-t-elle pas celle du taxidermiste psychotique ? Nécrophilie et nécromancie ne seraient-elles pas les deux ignobles mamelles de cette maladie schizophrénique ?
Dans son livre Vie du lettré William Marx remarque, dans le cadre d'une étude sur le style de vie des grands érudits, qu'une bibliothèque est une machine à sortir du monde. Mais, il existe plus d'une différence entre la bibliothèque d'un lettré et celle d'un bibliophile. Oui, il existe même une divergence presque absolue. Le bibliophile n'est-il pas un collectionneur d'emballages ? Cette précision maladive a déterminer une date, un lieu ... non pas tant pour le texte en-lui même mais pour ce qui le contient, faire la généalogie, l'histoire non pas intime mais professionnel du relieur, remonter la filière de la peau utilisée. Tout ceci concourt à la réduction à la forme d'objet du livre ...
Le livre-objet déverse alors à pleines eaux ses énergies nécrosantes ... Il se révèle alors en tant qu'ignoble boîte enregistreuse et ... rien de plus ! Les livres-objets, et les disques, sont comme d'infernales machines. Dans les deux cas vous pouvez, en l'absence du créateur, utiliser le créateur. Au chanteur, aux musiciens vous pouvez imposer votre désir, le silence ou la répétition infinie. Vous pouvez négliger l'exigence de l'écrivain, passer outre son rythme, outrager son texte, passer des chapitres, commencer par la fin. Dans tous les cas, le créateur est comme mort, et tel est bien le cas puisque, bien après sa mort physique, vous pouvez continuer à vous jouer de lui ! Le livre-objet, corps néguentropique tétanise et pétrifie tout, celui qui écrivit et celui qui contemple son oeuvre. Contempler c'est, en mode " normal " : " aller ensemble au temple ",
Mais toi ! Mon âme soeur,
mon maître et mon ami !
Toi qui te délectais avec moi,
ensemble nous allions dans la maison de Dieu,
en communion de coeur. (Psaume 54 dans La Septante)
" En communion de coeur... ", à quelle communion peut bien songer le bibliophile, ce jouisseur solitaire qui profane le temple, qui le retourne, le scrute sous toute ses coutures ?
Dans son admirable petit texte, Roger Caillois, avec son intelligence impertinente et fine, rapprochait dans son questionnement sur la bibliophilie, un texte de Saint-John Perse et un passage du Livre d'Esther. Deux épisodes dissemblables mais dans lesquels deux princes troublés dans leur sommeil ordonnent qu'on leur apporte leur Chroniques. Le Prince d'Amitiés du Prince de Saint-John Perse est moins intéressé par l'histoire que par la sensation, le toucher, l'odeur du vieux livre, quand Assuérus le Prince biblique demande, lui, qu'on lui lise le Livre ...
" Tout usage du livre est menace d'outrage. L'amateur le met donc en vitrine ... " (R. Caillois)
" Menace ", oui, le Livre peut-être menaçant ...
Le Prince de Saint-John Perse, trouvera peut-être le sommeil, mais il n'activera rien de ce qui est contenu dans les lettres de la page ...
Assuérus, qui aussi cherche le sommeil, trouve l'action, car cette lecture aura pour conséquence le retour en faveur de Mardochée et la disgrâce d'Aman ... action politique, et en l'occurence spirituelle. Le Livre comme vecteur d'éveil ou de sommeil. Eveil spirituel et politique ou sommeil cultivé, fin, raffiné ou même brutalement culturel, voire érotique (mais culturellement s'entend) peut-importe ! Le résultat est l'inefficacité, l'opacité assourdissante à l'Esprit !
" Ici, comme il arrive souvent, le pervers est en outre dévot. " (R. Caillois)
Dévotion à l'esthétisme.
" La bibliophilie repose ainsi sur quelque chose d'idolâtre et de sacrilège, de quasi apparenté - et non seulement pour la formation du mot - à la nécrophilie. " (R.Caillois)
Si le Livre est un corpus scripti, il est bien un corps. Si " l'encre des poètes est le sang des martyrs ", le contenu en est le sang précieux. La bibliophilie est une adoration vampirique, la bibliothèque un sarcophage (étymologiquement " le dévoreur de chair "). A les orner, à les parer, à les adorer le bibliophile, en fait, martyrise les livres. Il les contraint à l'inversion, en les martyrisant il les détourne de leur rôle de témoins (martyrs), il agit en maffieux, les retourne et en fait de faux-témoins.
" Chacun n'est pour l'autre qu'un faux témoins. " (Paul Gadenne)
Face à ses livres, enfermés sous verre, le bibliophile ne peut plus rien pour " eux ", et " eux " pour lui...
" L'hommage fourvoyé à la fois exhausse le texte et l'annule, l'entoure de barrières, le rend presque intouchable à force de raffinements interposés. La recherche de caractères irréprochables, de la reliure emphatique, du papier somptueux, de l'illustration magistrale, les mille perfections diverses qui font la bibliophilie et qui ont en commun d'êtres couteuses et difficiles, apparaissent comme autant de tributs offerts à une puissance pure qui, à l'extrême, devrait cependant ne recevoir qu'un hommage opposé : celui de passer dans la mémoire sans matière ni repère. A cet extrême jusqu'à l'écriture constitue déjà un début de déchéance, sinon de forfaiture. " (R. Caillois)
L'admirable Roger Caillois, estimable et estimé (quoique souvent incompris), académicien respecté effleure avec délicatesse ce qui me semble être une terrible révélation pour toutes nos civilisations raffinées et si délicieusement " enculturées ". Fulguration ...
Déjà la mise en perspective d'un épisode biblique avec la prose d'un " grand auteur " révélait bien plus qu'il n'en pouvait être dit ... Fulguration, à coup sûr !
Ce mot grandiloquent dont on ne mesure plus la portée : " auteur ", ce mot dont le littérateur veut s'orner à tout prix ... ce mot a à voir avec l'autorité (auctoritas), ce mot que le plus petit des hommes, celui qui veut " raconter des histoires ", s'accapare avec une jouissance d'un raffinement putréfiée, ce mot est celui qui convient à l'inventeur de toute histoire, à l'énonciateur suprême : le Seigneur YHVH ! Fulguration !
L'ultime bibliothèque c'est la Bible elle-même !
Souvent, celui qui, avec l'humilité nécessaire, écrit (c'est-à-dire fait oeuvre - éminemment divine - de créateur) n'ose pas même ouvrir les yeux sur ce qui vient à sa main, n'ose pas (c'est là la véritable portée " mystique " de l'écriture) creuser plus avant son intuition, percevant bien, qu'elle ne lui appartient nullement en propre. Ce que le pédant " auteur ", le cuistre lecteur " connaisseur ", le hideux nécrophage bibliophile, tous erasstês de leur propres désir ne peuvent même concevoir.
Nous pouvons donc être heureux que quelques littérateurs, parmi lesquels Roger Caillois n'est pas des moindres, aient perçus en leur intime ce frissonnement de l'Esprit derrière la lettre " qui tue ".
" Les livres protégés derrière la reliure, l'emboîtage, la vitre, la serrure maintiennent captif et muet un message dont la vocation n'était ni la geôle ni le silence. "
Le message de l'Esprit, caché-apparent sous les multiples et polymorphes chatoiement des existences personnelles cachées-révélées par les oeuvres, parfois anodines.
A travers ce texte aussi court que brillant, celui qui fut, amateur et admirateur d'homme autant que de minéraux (à l'instar d'un écrivain bien différent, justement, Jünger profond anthropologue et entomologiste amoureux), en arrive à l'intuition vertigineuse de l'univers comme Livre amoureusement offert au déchiffrement en toute humilité de tous ceux qui veulent bien, par delà les idéologies contemporaines mortifères, CONTEMPLER, sans disséquer, l'essence énergétique dynamique de la Création. Création comme reflet du Livre-Bibliothèque.
" ... chaque parcelle remarquable de l'univers tire sa gloire de sa seule présence, son éloquence d'être taciturne. " (R. Caillois)
Présence, se dit parousie en grec ...
" Le monde visible ne cesse en effet de proposer une sorte de lexique infini, composé non pas de mots, mais de figures qui n'expriment qu'elles et qu'il serait vain de prétendre déchiffrer. Ici l'apparence ni la substance, l'image ni la typographie ne risquent pas de faire négliger le message. "
Soyons heureux que, par une approche en finesse non feinte, par une érudition et un amour de la langue caressante comme une brise odoriférante, l'écrivain en soit venu à approcher l'essence même du message d'un Maxime le Confesseur sur les logoï des choses et des créatures, soyons contents, d'un enfantin contentement, que l'un de ces " nôtres " qui faisait profession de manieur de plume ait du ressentir, à cette " trouvaille ", une douce chaleur, chaleur paradoxalement humide de la sainte humilité, comme il arrive rarement d'en ressentir.
L'ultime bibliophilie, assainie, retournée elle qui est renversement anesthésiant, réside ainsi dans la contemplation non réflexive, non spéculative, des " lettres ", des " textes " de feu contenu dans chacune des parcelles de l'univers, comme autant de " micro-hypostases " dialoguantes avec lesquelles nous pouvons entamer un échange et vivre une rencontre (telle François d'Assise avec Frère Soleil ...) et non les parties atomisées et nécrosées d'un grand tout qu'il faut impérativement sauver (tel le fantasme " environnement ") ou bien dépecer afin de le " comprendre mieux pour mieux l'aimer " (sic), ou encore dont il faut collectionner les miettes. La pathologie du bibliophile tient de la même infection virale autistique ...
" Qui pour son plaisir, recueille ces gages insolites d'une splendeur secrète [le sens réel de " mystikos " est : secret], en les isolant les donne à voir dans une lumière nouvelle. Il les contraint sinon à parler, du moins à retentir. [...] De cette manière prend naissance une bibliophilie comme absolue, qui ne rassemble pas des volumes précieux, mais puise ses richesses au répertoire entier des choses. Derrière elle : ni l'art ni la littérature; mais sans intermédiaire, l'inépuisable univers. Tout se passe comme si recevaient alors valeur de texte jusqu'aux signes qui ne sont pas écriture et qui jusqu'alors se refusaient à tout aveu [tels des témoins -martyrs- apeurés]. " (R. Caillois, les incises et emphases sont de nous.)