En cette fin d'année du cinquantenaire des Indépendances africaines, c'est Noël tous les jours à Dakar. Le 10, au stade Léopold Senghor, une cérémonie grandiose (60.000 spectateurs, 400 danseurs et Youssou Ndour, Angélique Kidjo, Ismaël Lô, les Mahotella Queens…) a ouvert la troisième édition du très historique Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN), qui se clôturera le 31 décembre avec un grand concert d'Akon, rappeur américain natif du Sénégal. Ce rassemblement avait été conçu en 1966 par Léopold Senghor et Alioune Diop, fondateur de la revue Présence Africaine. Objectif: proclamer la qualité de l'héritage africain dans la marche du monde. Le Fesman n'est survenu que deux fois : en 1966 à Dakar et en 1977 à Lagos avec une pléiade de seigneurs de la Négritude tels Aimé Césaire, Duke Ellington, Joséphine Baker, Alvin Ailey… Et André Malraux.
Réitéré à l'initiative de l'actuel président Abdoulaye Wade, 84 ans, l'appel des arts nègres a donc convié au Sénégal une foule de personnalités issues de la diaspora noire, artistes, créateurs, intellectuels… Le coût de l'événement est estimé à 50 millions d'euros, et même 70 si on inclut celui de l'imposant monument de la Renaissance africaine, inauguré en avril dernier Dakar, une statue néosoviétique haute de 50 mètres dressée face à l'océan.
Les musiques noires en expo virtuelle
Au centre-ville, sur la place de l'Obélisque, c'est une grande scène digne des plus grands raouts européens qui a été spécialement importée. On y applaudit aussi bien les shows à l'américaine de Wyclef Jean, Diam's ou Akon, que des concerts de Bonga, Angélique Kidjo, Manu Dibango, Marcus Miller, ou encore le mythique Bembaya Jazz de Guinée, symbole d'une Afrique consciente et dénonçant les pillages passés. Dans la Médina, on vient d'ouvrir la Biscuiterie, une vaste et splendide friche industrielle où sont déployées des expositions aussi ambitieuses que fourre-tout avec du design, des photos, de l'art contemporain du monde entier. Au centre culturel Blaise Senghor, à peine sorti de terre, on accueille des spectacles de théâtre, musique, danse. La maison Douta Seck s'enrichit, elle, d'une exposition virtuelle consacrée à l'épopée des musiques noires au XXe siècle: elle se visite en musique, casque aux oreilles et Smart phone interactif en main, face à un dédale d'écrans numériques. Une grande première en Afrique.
Tout comme le théâtre Sorano, le musée Théodore Monod - ancien INFA, dédié aux arts premiers - vient d'être rénové. Pour l'occasion, il n'a pas fait le plein d'œuvres mais fait venir un puissant symbole, le squelette de Lucy, l'ancêtre de l'Humanité qui, l'an dernier, était exposée à Alger dans le cadre du festival panafricain...
Pas de doute, la "négritude" version 2010 voit grand et ne veut pas seulement ressasser les vieux thèmes - les Égyptiens noirs chers à Cheick Anta Diop, les blessures de l'esclavage et de la colonisation - mais aussi se projeter dans l'avenir en mettant à l'honneur création, modernité, imaginaire. Pour le président Wade, c'est aussi l'occasion de proclamer une fois de plus son ambition: l'édification des Etats-Unis d'Afrique. Kadhafi, autre candidat à la fonction de grand berger du continent, est venu lui apporter son soutien le 15 en présence des présidents du Libéria et du Cap Vert.
Couacs et polémiques
Ce jour-là aura d'ailleurs été l'un des plus équivoques du festival, avec la venue d'un orchestre de musique de chambre parisien de 30 musiciens fédérés par Alain Guedé, auteur d'une biographie du Chevalier Saint-Georges, Le nègre des lumières (éd. Actes Sud). L'histoire d'un métis du 18e siècle, fils d'un aristocrate français et d'une esclave sénégalaise déportée aux Antilles. Eduqué en métropole à grands frais par son père aimant, Saint-Georges devint un compositeur respecté à la cour. Le destin romanesque, en somme, d'un Africain radicalement coupé de ses racines, "nègre talentueux" et bien dressé…
Cette soirée, voulue par l'épouse française du président Wade, a mobilisé un avion spécial de Paris et coûté 70 000 euros. Malgré son caractère exceptionnel, le théâtre Sorano n'a pas fait le plein et les chefs d'Etats sont arrivés avec plus de deux heures de retard. Rien de très extraordinaire à l'heure africaine mais, du coup, le protocole a exigé que l'orchestre ne joue que 45 minutes en place des deux heures initialement prévues.
Youssou Ndour a annulé son grand concert
Mais ces innombrables retards et gâchis supposés n'étonnent personne ici, pas même les organisateurs. Ils peuvent néanmoins avoir le don d'agacer. Youssou Ndour a annulé son grand concert prévu place de l'Obélisque en dernière minute : il n'avait toujours pas reçu de contrat la veille. Quant au village des artistes spécialement construit pour loger les troupes invitées, il était toujours en chantier la première semaine du festival, ce qui aura causé pas mal de soucis et cafouillages dans les hébergements. Même Rougui Dia, la chef cuisinière de Petrossian à Paris, d'origine sénégalaise et censée être accueillie en VIP, en a fait les frais ! Ces ratés concernent aussi la communication de programmes, souvent erronés car modifiés en dernière minute. Et chaque jour qui passe, la polémique enfle. Dans la presse locale, les titres sont cinglants: "Le pays se meurt, la République s'amuse", "Une affaire de copinage", "Un festival de contestations"etc. A l'inverse, la Radio Télévision Sénégalaise (RTS) reste au garde à vous pour se réjouir de la profusion des festivités, soigner l'apparence d'une grande fête populaire.
Au bout du compte, le Fesman saura-t-il marquer son temps et accoucher d'un message fort au nom de l'Afrique et de sa diaspora face aux défis du XXIe siècle, comme l'a souhaité Abdoulaye Wade? "Parviendra-t-il à s'engager clairement du côté de l'écologie, de l'éducation, de l'innovation et de la solidarité?", s'interroge Paul Gladstone Reid, anglo-jamaïcain accouru de Londres pour composer les musiques du ballet d'ouverture du festival? "Ou imitera-t-il les vieilles puissances industrielles en rêvant un peu plus de richesses et d'équipements mal répartis?"
Une chose est sûre, le peuple sénégalais, incrédule, à la fois flatté et résigné face à cette débauche d'événements, ne croit pas au père Noël. Espérons qu'il n'en vienne pas à douter de l'une de ses ressources essentielles, sa culture.