« Grand-père, raconte-nous une histoire ! » Toutes les têtes se détournent de leurs devoirs et me fixent intensément, muettes d’admiration devant l’audace de l’aîné qui vient de m’interpeller avec assurance. La fin d’après-midi s’éternisait, les gamins cramponnés à leurs cahiers s’escrimaient sur des problèmes de maths abscons et des dissertations qui asséchaient l’encre de leurs stylos arides d’inspiration. Moi-même j’avais les yeux las d’avoir trop lu, fatigué aussi d’avoir surveillé cette tablée d’écoliers dont les parents profitaient de ma bonté pour me les faire garder tandis qu’ils se baguenaudaient dans les centres commerciaux en quête de cadeaux de Noël pour leurs chenapans.
Me gardant bien de l’avouer à haute voix, cette opportunité me convenait parfaitement, une fois encore. Posant mon bouquin sur la table basse, je me redressais dans mon fauteuil et m’éclaircis la voix en prenant l’intonation de celui qui accède à votre désir à contrecoeur, juste pour faire plaisir, une fois n’est pas coutume. Les gosses sentant la partie gagnée, quittèrent leurs chaises et la grande table de la salle, pour venir s’asseoir à mes pieds. Silencieux et souriants pour ne pas me contrarier, ces petits anges manipulateurs.
« Je vais vous raconter l’histoire des trois petits cochons ». Cris de protestation, récriminations sur l’air de on l’a déjà entendue cent fois, le monde entier la connaît. La révolte grondait, j’étais à deux doigts de perdre le contrôle de la situation. « Mais non, ce n’est pas cette histoire là. D’accord ça lui ressemble un peu, mais je l’ai arrangée à ma manière. » Sentant que je n’avais pas réellement convaincu, j’attaquais immédiatement, partant du principe bien connu que l’attaque est la meilleure des défenses.
« Mes trois petits cochons sont des cousins éloignés de ceux que vous connaissez et dans mon histoire ils vont à l’école. L’un s’appelle Cochonou, l’autre Cochonnet et le dernier Cochonnaille. Ils sont tous les trois dans la même classe et leur maître qui est aussi le directeur de l’établissement car il s’agit d’une toute petite école, c’est Mr Wolf.
Cochonou adore l’Histoire, c’est sa matière préférée. Il s’émerveille qu’une heure de cours lui permette de voyager dans le temps, lui enseigne comment vivaient nos ancêtres, de découvrir que nos frontières d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles d’il y a plusieurs siècles, que les étrangers de maintenant aient été d’arrières, arrières grands-parents. En un mot que l’histoire nous donne des repères et révèle nos racines. Dans son livre de cours il a souligné une phrase mise en exergue « L’histoire nous apprend la durée, le temps. » Pourtant Cochonou est bien triste, il y a quelques temps, le professeur leur a annoncé que les cours d’histoire allaient être réduits, Mr Wolf n’ayant pas assez de temps à consacrer à cette matière finalement pas si importante que cela d’après lui. De toute façon, avait ajouté péremptoirement Mr Wolf, vous avez Wikipédia et Google pour vous informer.
Cochonnet, lui ce qu’il préfère à l’école, c’est l’étude du Français et du Latin. Les conjugaisons des verbes, les accords des participes passés, tout cela est parfois fastidieux mais quand on en connaît les règles, c’est un régal. Et tous ces mots de vocabulaire, ils semblent sans fin et une vie toute entière ne doit pas suffire à tous les connaître. Il a beau potasser son dictionnaire, sans arrêt il tombe sur de nouveaux termes quand il ouvre un livre. Heureusement le Latin lui est d’un grand secours pour retrouver les liens entre les mots qui forment le tricot de notre langue. L’étymologie aussi est une science étourdissante permettant de relier les mots entre eux, les mots avec les lieux, les mots avec le temps. Pourtant Cochonnet comme son frère est bien triste, il y a quelques temps, le professeur leur a annoncé que les cours de Latin seraient supprimés, Mr Wolf n’ayant pas assez de temps à consacrer à cette matière qui ne sert à rien elle non plus, d’après lui. D’ailleurs à une époque où l’on communique par courriels, SMS et Texto à quoi bon s’embêter avec ces connaissances qui ne font qu’encombrer les esprits alors que le programme scolaire est tellement chargé et qu’on a du mal à le boucler ! On a bien assez de choses à apprendre comme ça !
Cochonnaille, l’aîné, n’en revenait pas. Ce Mr Wolf lui semblait avoir une étrange vision de l’enseignement. Comment comprendre qu’il ne soit plus primordial d’écrire un français correct ? C’était faire l’impasse sur les subtilités de l’écrit qui permettent d’exprimer les finesses de la pensée. Si la pensée ne peut plus être développée par l’écrit, pourquoi même s’échiner à penser ? L’école est un endroit vraiment mystérieux se disait-il, si ce n’est pas là qu’on apprend à raisonner afin plus tard d’avoir un regard objectif sur le monde dans lequel nous vivrons, alors qui doit se charger de cet enseignement ? Cochonnaille commençait à lever le bras pour poser cette question au maître quand la sonnerie de fin des cours retentit. Mr Wolf tapa dans ses mains un double coup bref pour signifier qu’il était temps de déguerpir, lui-même rangeant son livre et son stylo dans son sac et filant vers la sortie. »
Au même instant, coïncidence ou timing parfait, la porte du vestibule s’ouvrit avec fracas et les parents chargés de sacs bien lourds firent leur entrée bruyante. Les gamins se levèrent d’un bond pour aller les accueillir, me plantant là dans mon fauteuil comme un Kleenex usagé. La question soulevée par Cochonnaille resta en suspens. Les enfants s’en fichaient parce qu’ils ne savent pas, les parents l’auraient ignorée parce qu’ils n’ont pas le temps et moi qui m’y intéressais je n’avais malheureusement pas de solution à proposer. Penaud d’avoir levé un lièvre que je ne pouvais tirer, je pris la zappette posée sur la table du salon et j’allumais la télé non sans avoir posé la question rituelle à cette heure, « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? ».