1.
De la musique pour le tiroir ou pour le coffre-fort. Des tableaux qui restent dans l’atelier jusqu’à la mort de leur auteur, face contre le mur pour éviter l’œil de la censure. A partir des années 1930, et jusqu’à la mort de Staline en 1953, la Russie devient le théâtre de la mise au pas des arts, qui doivent adhérer à l’idéal du réalisme socialiste ou disparaître. L’art soviétique se dédouble, entre une face officielle gaie et folklorique et une face cachée, plus exigeante et personnelle, tournée vers l’art contemporain international. Même les artistes de tout premier plan en sont victimes : Chostakovitch, malgré sa Septième Symphonie composée dans une Leningrad assiégée par les Allemands et érigée en symbole patriotique, oscille entre récompenses – le Prix de l’ordre de Staline – et critiques sévères. Sur l’injonction de Staline, la Pravda intitule son article du 28 janvier 1936 sur son opéra Lady Macbeth de Mtsenk « le chaos remplace la musique ». Elle fustige une musique qui « glousse, vrombit, halète, souffle, pour représenter avec réalisme les scènes d’amour ». Le terme « formalisme » devient synonyme de sérieux ennuis. Prokofiev, Eisenstein et même Khatchatourian seront concernés.
2.
Cette censure frappe parfois à l’aveuglette ou de manière contradictoire : en 1941 Chostakovitch croit sa dernière heure arrivée mais apprend tout à coup que l’officier du NKVD chargé de l’interroger a été lui-même arrêté. Ce jeu cruel et vicieux qui consiste à relâcher puis accentuer soudain la répression, constitutif de beaucoup de dictatures, atteint des sommets sous l’URSS de Staline. La première partie d’Ivan le Terrible d’Eisenstein (1944), sur une musique de Prokofiev, est accueillie favorablement. La seconde sera taxée de …formalisme. Le même Prokofiev, courtisé et cajolé par le régime à chacun de ses passages en URSS, verra son espace vital se réduire considérablement une fois qu’il aura regagné définitivement le giron de la Mère Patrie en 1936. Il n’obtiendra un visa qu’une seule et dernière fois. Sa première femme passera huit années au goulag pour sa nationalité espagnole potentiellement subversive. Prudent, Igor Stravinski attendra 1962 pour retourner en URSS.
3.
Comment la Russie puis l’URSS en sont-elles arrivées là ? En octobre 1917, les artistes des avant-gardes – néo-primitivisme, cubofuturisme, rayonnisme, suprématisme, constructivisme… - répondent présents avec enthousiasme à l’appel de la révolution. Depuis près d’une dizaine d’années déjà ils s’inspirent des traditions populaires et folkloriques russe (les enseignes, les « louboks », images populaires gravées sur bois) et rejettent l’académisme, à la recherche d’un art renouvelé, expression d’un homme nouveau.
4.
Tatline et Malevitch participent à la conception de décors de théâtre mettant en scène cet idéal. C’est en 1913, dans Victoire sur le soleil, que le premier quadrangle, nouvelle icône, aussi vide de l’objet que remplie de sens, apparaît. Vingt ans plus tard, le même Malevitch, dont l’esthétique est aux antipodes du réalisme socialiste, sera emprisonné et torturé. En 1940, Vsevolod Meyerhold, dramaturge et metteur en scène ouvert au constructivisme et au futurisme, qui, comme Maïakovski, voulait porter le théâtre et l’art dans la rue, est purement et simplement assassiné. Son épouse subit le même sort. Maïakovski, qui s’exclamait quelques années plus tôt : « Les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes », a lui-même mis fin à ses jours en 1930, devançant la Tcheka, la police politique.
5.
Mais qu’importe, les films de propagande de Grigori Alexandrov, l’assistant d’Eisenstein, couvrent les voix dissidentes et chantent plus fort les paroles de Staline : « la vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus gaie ».
6.Envolées les chansons traditionnelles tziganes comme Les yeux noirs, reprise en chœur par la masse prolétarienne et le célèbre chanteur d’opéra Chaliapine, les ballets constructivistes ou la musique machiniste de Mossolov ou les expérimentations musicales d’Arthur Lourié. Chaliapine n’est jamais revenu d’une tournée à l’étranger en 1922, Lourié est parti en 1921, affirmant que « l’esprit de la musique a(vait) quitté la Russie », et le son de la balalaïka, cette drôle de guitare triangulaire, ne retentit plus guère – même dans les goulags. Le théâtre juif d’Etat (Goset) ferme en 1949, après que son directeur a été assassiné, dans un climat d’antisémitisme croissant. Les juifs, accusés d’être « cosmopolites sans racines » sont arrêtés et souvent déportés. Marc Chagall, actif aux premiers temps de la révolution, s’est réfugié en France et aux Etats-Unis depuis longtemps.
7.
Je laisse le mot de la fin à Tzvetan Todorov, historien et essayiste étudiant notamment l’histoire des idées : « Si l’on veut que l’utopie se réalise ici et maintenant, la dictature est inévitable, la destruction est inévitable, la soumission et la violence sont inévitables. Cela n’empêche pas que l’utopie puisse exister comme un rêve qui féconde l’activité humaine (…).»
Exposition Lénine, Staline et la musique, jusqu'au 16 janvier 2011 à la Cité de la musique.
1. Gustav Klucis, affiche, bibliothèque nationale de Russie, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
2. Kazimir Malevitch, projet de costume pour l'opéra Victoire sur le soleil de Krouchenikh et Matiouchine, "l'ouvrier", 1913, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
3. Camp de pionniers près de Moscou, 1954, Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
4. Ivan Klioune, Le Musicien, 1916, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686) ;
5. Tatiana Bruni, projet de costume pour le ballet Le Boulon de Dmitri Chostakovitch, "l'ouvrier au fourneau", 1931, musée national du Théâtre et de la Musique, Saint-Pétersbourg (in Connaissances des arts n°686) ;
6. Fédor Chourpine, Le Matin de notre patrie, 1946-48, galerie nationale Tretiakov, Moscou (in La revue de la Cité de la musique, n°64) ;
7. Konstantin Juon, La Nouvelle Planète, 1921, galerie nationale Tretiakov, Moscou ( in Connaissances des arts n°686).