Depuis le début de la crise ivoirienne, conséquence directe du refus du président sortant, Laurent Gbagbo, de reconnaître la victoire électorale de son rival, Alassane Ouattara avec 54,1% des voix, je ne cesse de penser à un tableau anglais intitulé “le Berger amateur” de Hunt que je reproduis ici. Pourtant, visiblement, nous sommes très loin de la Côte-d’Ivoire mais pas tout à fait… Il s’agit comme on peut le voir en effet, de la campagne anglaise, avec ses champs, ses arbres, ses moutons et au premier plan deux personnages que l’on surprend dans leur conversation amoureuse.
Quand on s’intéresse non plus à l’oeuvre mais cette fois à l’artiste (voir son autoportrait, ill.2), on apprend que William Holman Hunt appartient aux préraphaélites, c’est-à-dire un groupe d’individus qui comme l’indique leur nom, considéraient que depuis Raphaël, l’évolution de la peinture était une catastrophe. De là, leur envie de moderniser la peinture du dix-neuvième siècle en revenant en arrière, à Giotto par exemple. On trouve donc au départ des sujets religieux puis assez vite, lassés de la tempête de critiques que leur avait valu cette incursion, ils se tournèrent vers des sujets nettement plus littéraires. Pour ce tableau, c’est difficile à imaginer mais Hunt s’inspira directement d’une pièce de Shakespeare, “Le roi Lear“, et plus précisément de la chanson d’Edgar, le fils légitime de Gloucester, contraint de s’exiler dans les bois à cause d’un complot ourdi par son demi frère (acte III, scène VI): “Dors-tu, veilles-tu, mon jeune berger ? Tes moutons s’égarent dans les blés. Mais un souffle, un seul, de ta jolie bouche/ Et de la fourrière ils seront sauvés.” (traduction d’Yves Bonnefoy). On trouve dans le beau livre de Laurence des Cars sur les préraphaélites, un résumé et surtout un commentaire très éclairant du tableau par Hunt lui-même: la scène décrit “un berger qui néglige la garde de ses moutons: il n’utilise pas sa voix pour sa mission mais pour son plaisir. Il incarne ainsi les pasteurs à l’esprit confus qui au lieu de servir leur fidèles - qui sont en périls constants - discutent de questions sans valeur pour l’âme humaine”.
Aujourd’hui, le “Berger amateur” n’est plus seulement un paysage de la campagne anglaise, une illustration de Shakespeare, ou bien une interprétation symbolique des débats religieux que Hunt jugeait stériles, mais une sorte de métaphore de ce qui se produit sous nos yeux en Côte-d’Ivoire. Les deux acteurs politiques, Laurent Bgagbo et Alassane Ouattara me font effectivement penser à ces deux amants, qui aujourd’hui s’affrontent mais jadis se tenaient des propos plus amicaux lorsque le premier incarnait l’alternance démocratique dans le régime finissant et déclinant de Houphouët-Boigny. Et alors que nos deux “pasteurs” sont incapables de se mettre d’accord sur l’issue de la crise, les moutons juste derrière eux, se dispersent, l’avenir du pays s’obscurcit. L’économiste Eric Le Boucher rappelait récemment à la radio qu’il y a eu “25 ans de baisse du niveau de vie en Côte-d’Ivoire à cause notamment de la flambée démographique”. On est effectivement passé de 6 millions d’habitants en 1975 à 21 075 000 en 2009, alors que l’activité économique n’a pas augmenté dans les mêmes proportions. Le pays est divisé entre le Sud et le Nord où rackets et insécurités dictent leurs lois. Un grand nombre d’entreprises ont disparu à cause de dix années de crise politique; les banques dans un tel contexte hésitent naturellement à financer l’activité et la réforme de la filière café-cacao est renvoyée aux calendes grecques… En somme, la Côte d’Ivoire n’a pas encore trouvé son berger; Gbagbo en particulier, n’utilise sa voix que pour son plaisir, jouir des avantages du pouvoir, éliminer ses adversaires d’une façon ou d’une autre, alors que les moutons délaissés, se perdent tristement dans les bois…