L’INA recèle des merveilles, comme une séquence tournée chez Georges Duhamel, en 1955 : le grand écrivain, nous le voyons bien, comme ceux de sa génération et quelques autres après n’est pas disposé à passer à la télévision, il ne s’exprime pas pour elle. Pierre Desgraupes vient chez lui, dans son univers. La télévision, le journaliste, le monde n’ont qu’à s’adapter à l’écrivain s’ils veulent le saisir, et non l’inverse.
Aujourd’hui, il y a Amélie Nothomb, et les temps ont naturellement changé. La télévision ne se déplace pas chez Amélie Nothomb mais c’est elle qui vient à la télévision. Elle n’a pas, comme Georges Duhamel, ce côté « anachronique » : non, Amélie Nothomb est un produit du temps. Elle a le visage maquillé pour figurer l’écrivaine un peu triste, écorchée et mélancolique, comme aiment les médias. Elle est à elle seule une publicité pour les maisons d’édition à succès.
Nous n’avons jamais sérieusement lu Nothomb, et ce n’est pas très important : ce qui est important, c’est le personnage, le produit « littéraire » qu’elle aime vendre, montrer à l’écran ou sur la première de couverture de ses livres trônant sur les rayons des supermarchés.
Bref, Amélie Nothomb se vend avec son livre, et cette vente lui donne une grande légitimité !
L’autre jour, nous trouvons un extrait d’émission se réclamant littéraire : Amélie Nothomb participait à la séquence « littérature que l’on n’aime pas ». Elle s’en prend alors à Maurice Carême, poète belge disparu en 1978. La mémoire collective retient de Carême ses poèmes pour enfants, l’essentiel de son œuvre. C’est ainsi que Nothomb, qualifiant la poésie de Carême de « comble du poétiquement correct », lit « L’homme et le chien ». Sans subjectivité aucune, Nothomb le lit mal, comme pour justifier son ressentiment : les invités ricanent. Voilà où nous en sommes.
Mais « La nuit était venue / Une nuit inconnue / Pleine d’astres fondus » écrivait Carême dans « L’homme et la mort ». Ce poème angoissé ouvrait l’œuvre de Carême à ce qu’elle était vraiment : une œuvre indécise, et incapable de choisir entre la joie et la peur, la paix intérieure et l’angoisse. Son œuvre, c’était la vie en images. Le malheur de Carême le voici : l’utilisation des mots simples pour dire la vie, cible facile pour écrivaine « en marge » (marge qui n’est qu’une clause de style). En vérité, c’est la simplicité du verbe qui rend ce poète intéressant. Nul mieux que lui n’aura fait reculer les murs de l’hermétisme pour réaliser le rêve de tant de poètes, ce rêve de transparence qui n’abolit pas le mystère : Carême n’est pas l’anti-Mallarmé, c’est un Mallarmé lumineux.
« Et à peine entend-on / Horloge familière / L’humble cœur de ma mère / Qui bat dans la maison ». Carême aura rendu, en images graciles, la pauvreté jouissive et la lourdeur dramatique de l’humanité : dans ces vers de « Mère », on entend résonner la peur de perdre ceux qu’on aime, et toute l’angoisse d’un monde décentré. Que peut-on vouloir de plus d’un poète, si ce n’est de nous faire sentir le monde avec davantage d’acuité ?
Nothomb ne peut pas aimer Carême, car un écrivain qui se donne en pâture à sa propre image n’est pas un écrivain qui voit. Carême, lui, passa sa vie à voir et à observer car il croyait qu’une vision aigue transperçait le voile du monde, comme une sorte de chemin direct vers la sagesse : « Ainsi, je suis devenu sage / sans même m’en être aperçu. / Des jours disparus, je n’ai plus / Que les clartés sur le visage. » Georges Duhamel espérait un pacte positif entre littérature et télévision. Ce pacte se réalisa, mais le résultat est désolant.